Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre d'Anne de Lévis, duc de Ventadour, au roi Henri IV, 3 avril 1592.

Bibliothèque nationale, cote Dupuy 61, page 265.

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b103164206/f539.item

 

 

Personnage inconnu, 1592.

(François Quesnel. Dessin, pierre noire, sanguine. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Réserve Boîte FOL-NA-22 (27))

 



Dissensions royalistes en Limousin (1592) 

 

Combattre ensemble pour le roi n'empêche pas chacun d'essayer de se hisser à la meilleure place. En 1592, Henri IV et ses partisans affrontent la Ligue un peu partout en France (huitième guerre de religion, 1585-1598). A Limoges, après plusieurs vicissitudes, la ville semble désormais acquise au roi, mais ceux qui soutiennent sa cause ne sont pas forcément pour autant à l'unisson.

L'auteur de la lettre, Anne de Lévis, duc de Ventadour (c. 1569-1622 ou 1624) vient de succéder en 1591 à son père Gilbert III de Lévis comme gouverneur du Limousin, mais il doit lutter pour s'imposer à ce poste guigné par d'autres. Durant la cinquième guerre de religion (1574-1576), son père a été l'un des chefs protestants du camp des « Malcontents », opposés au roi Henri III autant qu'à la Ligue. Bien que le jeune Anne de Lévis se soit très vite distingué dans sa lutte contre la Ligue et au service d'Henri IV (batailles de Limoges et de Souillac en 1591), dont il est un fervent soutien, il doit combattre sur plusieurs fronts pour sauvegarder ses prérogatives personnelles dans les nombreux fiefs, titres et postes hérités de son père.

 

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Sire,

je m'assure que Vostre Magesté aura esté particulierement advertye des affaires consernant son service en ce pais par le sr. de Martin1, president de Lymoges qui fera que je ne l'ennuyeray d'entendre les mauvais offices et ingratitudes qu'aulcuns sedicieux dud. Limoges usent en mon endroit par les menees et praticques de Turquant2 et du sr. de Chambaret3 qu'ilz ont receu puis4 quinze jours en garnison sans permission de Vostre Magesté ny de moy, de quoy au mesme temps je donnois advis à Vostre Magesté.

Mais le gentilhomme que j'envoyois devers elle5 fust blessé en chemin en ung rencontre6 qu'il fist des ennemys, avec perte de toutes ses despeches, ainsy que led. sr. president Martin vous aura peu faire entendre pour avoir couru mesme fortune.

Je n'eusse tant tardé entreprendre mon voyaige de Vivaretz7, n'eust esté l'oppinion qu'on avoit de l'acheminement de Monsr. de Nemours8 en ces cartiers. Aussy, Sire, que je desirerois qu'il pleust à Vostre Magesté plustost me faire faire raison des calompnies et impostures dud. Turquant et ordonner qu'il comparoisse devant Vostre Magesté pour respondre par sa bouche sur les occasions qui l'ont meu publier aud. Limoges que j'estois d'ung tiers party qui se dressoit en ce royaulme contre vostre service et plusieurs aultres propos qui m'offencent à mon honneur que j'ay chargé ce gentilhomme faire entendre à Vostre Magesté, luy en ayant oultre ce baillé quelques memoyres, suppliant aussi très humblement Vostre Magesté vouloir mander aulx officiers et consulz9 dud. Limoges vostre vollonté sur la garnison qu'ilz ont prinse que je croys, Sire, que vous n'aurés agreable. Et aussy qu'ilz ayent à m'obeyr et recongnoistre pour vostre lieutenant general en ceste province comme ilz ont fait par le passé. Et où ilz ne satisferoient par le promptement à ce qui leur sera mandé par Vostre Magesté, il vous plaira, Sire, me permectre les renger à ce qui est de leur debvoir.

Et affin que les affaires de lad. ville soient remis10 au plus tost au premier estat, il plaira à Vostre Magesté rappeller avec led. Turquant le sr. de Chambaret qui s'est laissé couler aulx affections d'icelluy Turquant par l'esperance de quelques promesses, l'effect desquelles leur seroit trop mal aisé.

Cependant, l'on ne pert temps aud. Viveretz, y ayant Madame de Vantadour ma mere11 en attandant ma venue depuis ung moys faict assemblee de voz serviteurs mes amys au nombre de troys ou quatre mil hommes avec quatre canons qui vous ont rendu ce service que de remectre en l'obeyssance de Vostre Magesté les fortz de Seaultres12 et de Barry13 et aussi la ville et chasteau de Rochemaure14, plasse très forte assize sur le Rosne que feu Monsieur de Vantadour mon pere avoit baillé en garde à ung gentilhomme du pais qui depuis sa mort avoit prins le party de la Ligue.

 

Suppliant sur ce le Createur vouloir donner à Vostre Magesté,

 

Sire,

 

très longue et très heureuse vye.

 

De Meymac15, ce iiie avril 1592.

 

Vostre très humble et très obeissant subject et serviteur,

[signature] Vantadour

 

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Notes

 

1 Sans doute le chef du présidial de Limoges, c'est-à-dire le tribunal de justice local traitant les affaires peu graves.

 

2 Charles Turquant d'Aubeterre, envoyé par le roi comme intendant de justice et de police à Limoges en 1587 et 1591. On remarquera que le nom n'est précédé d'aucun « sieur » ou autre titre.

 

3 Abel de Pierrebuffière, baron de Chamberet ou Chambaret (1561-1595). Ventadour n'obtiendra pas gain de cause contre lui : Chambaret sera gouverneur du Haut-Limousin les dernières années avant sa mort.

 

4 « Puis » : depuis.

 

5 « Devers elle » : devers « Vostre Majesté », c'est-à-dire devers le roi.

 

6 « Rencontre » peut alors être masculin ou féminin.

 

7 « Vivaretz » : le Vivarais, correspondant à l'actuel département de l'Ardèche, à plus de 500 kilomètres au sud-est de Limoges. Les Lévis de Ventadour y avaient un certain nombre de fiefs, tels que La Voulte-sur-Rhône, entre Privas et Valence. On voit que Anne de Ventadour est tiraillé entre l'héritage paternel du gouvernement du Limousin pour la conservation duquel il doit lutter, et la protection des régions où il a ses assises familiales principales, dans le Vivarais menacé par Nemours. Sans compter la lutte en général contre la Ligue, qui l'entraîne parfois au sud jusqu'en Quercy (bataille de Souillac, 1591).

 

8 Charles-Emmanuel de Savoie-Nemours, tenant de la Ligue. Battu à la bataille d'Ivry par Henri IV (1590) et brouillé avec le duc de Mayenne, il tente pendant les années qui nous intéressent ici de soulever le Lyonnais pour son compte contre le pouvoir royal, poussant parfois loin vers le sud-ouest et le sud de Lyon.

 

9 La municipalité de Limoges fait alors partie des villes du royaume dirigées par des consuls.

 

10 « Affaire » peut être féminin ou masculin à l'époque.

 

11 Catherine de Montmorency, l'une des nombreuses filles du connétable Anne de Montmorency (d'où sans doute le prénom transmis à Anne de Lévis).

 

12 Sceautres (Ardèche), entre Privas et Montélimar, mais dans une zone assez isolée.

 

13 Sans doute Barry de Bollène (Vaucluse), assez loin au sud (entre Montélimar et Orange), et de l'autre côté du Rhône (rive est), mais que l'on peut considérer comme appartenant au Vivarais (on est à une trentaine de kilomètres de Viviers). C'est comme Sceautres une place forte assez peu importante.

 

14 Rochemaure (Ardèche), sur le Rhône, en face de Montélimar. Son château construit sur une cheminée basaltique est encore impressionnant au XVIe siècle.

 

15 Meymac (Corrèze), au sud-est de Limoges (une centaine de kilomètres), en direction du Vivarais par le Puy-en-Velay. C'était l'un des fief du duc de Ventadour.

 


Bibliographie

  • BARNY DE ROMANET J. A. A., Histoire de Limoges et du Haut et Bas Limousin mise en harmonie avec les points les plus curieux de l'histoire de France sous le rapport des moeurs et des coutumes, Limoges : imprimerie de P. et H. Bardou, 1821.

  • CASSAN Michel, Etat, seigneurs et communautés urbaines en Limousin au XVIe siècle, in Revue d'histoire moderne & contemporaine, 1992, 39-2, pp. 282-302.

  • DUCOURTIEUX Paul, Histoire de Limoges, Limoges : imprimerie librairie limousine Ducourtieux, 1925.

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