Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre originale de M. de Sigogne, gouverneur de Dieppe, à M. de Mauvissière, ambassadeur du roi de France en Angleterre, du 30 juillet 1577. Autographe.

Bibliothèque nationale, Cinq cents de Colbert, cote 472 - III, pages 63 à 66.

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f35.item et

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f37.item

 

Adresse (f° 66) :

A Monsieur,

Monsieur de Mauvissiere

 

Mention de classement, écrite verticalement (p. 66) :

Lettre de Monsieur de Sigongne

du penultiesme juillet 1577

 

En tête de page du texte principal (p. 63) :

penult. juillet 1577

 

 

 

Enfeu de René de Sigogne et de son fils Charles Timoléon en l'église Saint-Rémy de Dieppe (photo Manuscrit&Esperluette)


 

Présentation du texte.

 

Cette lettre est de M. de Sigogne, gouverneur de Dieppe1, et elle est adressée à Michel de Castelnau de la Mauvissière, ambassadeur du roi de France en Angleterre (1575-1585). Elle date du 30 juillet 15772, en plein milieu de la Sixième guerre de religion, qui fut aussi la plus courte.

 

Les sujets abordés sont :

  • l'armement de navires anglais dont on ne sait la destination

  • l'échec d'une tentative protestante de se saisir du Mont-Saint-Michel par surprise en juillet 1577

  • le siège de Brouage par les armées royales

  • la présence mystérieuse à Dieppe de Duplessis-Mornay ou d'un membre possible de sa famille.

 

⸎⸎⸎

 

      Monsieur, se mot escript de ma main, et en haste, est pour vous dire que présentement ay receu celle que m'escrivistes le 21e de ce mois, et soudain ay faict (sans que le porteur de ladite vostre le sache) partir messager exprès pour porter celle qu'escrivés à Monsr. de Sarlabos3. J'ay aussi donné advis à Monsr. de La Mailleraye4 des trois navires mis en mer par la Royne d'Angleterre5, et des autres quattre6 qu'elle faict pour cest effect preparer. Vous luy ferés grand plaisir, et à moy, et beaucoub pour le service de nostre maistre, de continuer par touttes les occasions qu'en aurés à nous donner les advis nécessaires. Nous demeurons sur nos gardes ès places de frontiere qui regardent l'Angleterre à ce qu'il ne s'y face aucune surprise, comme pourrés avoir entendu à l'habahie7 du Mont-Saint-Michel8 qu'environ vingt hommes faignants d'estre pelerins surprindrent il y a neuf jours et y tuerent six religieus et ung novice. Mais soudain y furent renfermés et reserrés et non assistés et suivis de ceulx de leur party et entreprises, comme de le faire s'estoient promis, de fasson qu'ilz se sont renduz au Sr. de Viques, enceigne9 de Monsr. de Matignon10 avec quelque esperance qui leurz a donnee de leur sauver la vie. Mais vous pensez bien que la pugnition en sera exemplaire à leurs semblables11. Par les dernieres qu'ay receues m'est escript que le Roy est tousiours en esperance de reduire Brouage en son obeissance12 et que les nostres avoient gaigné quelques advantages (sur les assiegés) ; que l'armee de mer de Sa Majesté estoit à la radde dudict Brouage et plus forte que celle des Rochelois13 et au nombre de 22 navires, une grande carraque14, 7 pataches15, et cinq galeres16, et qu'on ne voit encores aucuns reistres17 preparés pour s'acheminer en se royaulme (toutte la noblesse de se Royaume se prépare et d'affection pour les aller recepvoir et combattre s'il est possible avant qu'ilz mettent le pied en cedict Royaume) ; qu'on esperoit aussy quelque bon succés de la negotyation qui se faict avec le Roy de Navarre18. C'est tout ce que presentement j'ay loisir de vous dire, m'estant bien humblement recommandé à vos bonnes graces, en supliant Dieu,

 

Monsieur, vous rendre bien content des Siennes très sainctes. Escript à Dieppe en haste, la maree pressant et partant, le penultiesme de Juillet 1577.

 

(Je retourne à vous suplier de ne laisser passer aucunes commodittez et suget le méritant sans nous escrire, vous asseurant que je feray le mesme, et de tout ce qui en sera digne.)

 

Vostre bien obeissant et affectionné serviteur,

 

[signature] Sigongnes

 

(Je vous suplie, Monsr., me voulloir esclaircir par vos premieres si le Sr. du Plessis de la Maison de Buy19 est là pour les affaires du Roy de Navarre ou de Monsr. le prince de Condé20, et s'il est de ladicte Maison de Buy.)

 

⸎⸎⸎

 

Notes

 

1 René de Beauxoncles, chevalier, seigneur de Sigoignes, Rocheux, les Rivaudières, l'Archerie, Aulnay, Yieuvy, et autres lieux, capitaine de deux cents hommes de pied des Vieilles Bandes du Piémont (et, sous Henri III, chambellan de France et de Pologne), est gouverneur du port et château de Dieppe depuis le règne de Charles IX.

 

2 « Pénultième » : avant-dernier. On est donc le 30 juillet 1577.

 

3 Corbeyran de Cardaillac-Sarlabous (ca. 1515-1586). Chef militaire de grande valeur, il combattit très notablement en Ecosse pour y défendre la cause de Marie Stuart et pendant les premières guerre de religion en France. Il se couvre de gloire au siège du Havre en 1563, en est nommé gouverneur et le reste jusqu'en 1583, se montrant bon administrateur.

 

4 Jean Mouy (1528-1591), seigneur de La Mailleraye (ou Meilleraye), lieutenant général de Normandie, vice-amiral de France. Il partage avec deux autres lieutenants généraux les attributions du gouverneur de Normandie en l'absence de gouverneur de 1574 à 1583.

 

5 On est tenté d'y voir une allusion aux trois navires de l'expédition de Martin Frobisher, qui est parti le 26 mai, soit à peine deux mois. Sygogne craint que ce ne soit pour des desseins contre la France, mais c'est une expédition de découverte. C'est la deuxième de Frobisher, ce qui explique qu'elle soit financée par la reine, sa première expédition en 1576 (qui, elle, avait nécessité 15 ans de levée de fonds) ayant passé pour un succès. Frobisher était revenu avec des espérances géographiques de trouver le fameux passage du nord-ouest, et surtout avait rapporté des roches qui à son retour feront longtemps illusion comme aurifères, alors qu'il ne s'agissait que de pyrite sans valeur.

 

6 Là aussi, on est tenté de voir une allusion à un autre grand marin anglais, Francis Drake, qui fit armer cinq navires et non quatre en 1577. Il part en novembre 1577 pour sa grande circumnavigation de 1577-1580.

 

7 I.e. « abbaye ».

 

8 « En 1577, le 22 juillet, un sieur Dutouchet, gentilhomme huguenot, fit entrer dans l'abbaye une trentaine de soldats, déguisés en pélerins et munis de poignards et de pistolets bien cachés. Après avoir fait dire des messes, ils tuèrent tous les religieux ou soldats qu'ils purent surprendre, et restèrent maîtres du château ; mais leur chef Dutouchet arriva lorsque la ville, qu'ils n'avaient pu occuper, vu leur petit nombre, était déjà au pouvoir de Louis de la Moricière, sieur de Viques, enseigne du maréchal de Matignon. Dans cette position, Dutouchet ne put même délivrer ses gens, qui ne tardèrent pas à se rendre. De Viques [fut nommé en récompense] gouverneur du Mont à la place du sieur Baternay par le roi Henri III. » (Histoire pittoresque du Mont-Saint-Michel et de Tombelene, par Maximilien Raoul, Paris, 1833).

 

9 Enseigne : grade d'officier subalterne, avec fonction en principe de porte-drapeau (compagnie d'infanterie) ou porte-étendard (cavalerie).

 

10 Jacques II de Goyon de Matignon (1525-1598), alors lieutenant-général de Normandie. Il reste grand serviteur du pouvoir royal pendant les guerres de Religion, sans zèle religieux.

 

11 Sans être particulièrement sanguinaire, le gouverneur de Dieppe est connu pour avoir réprimé et presque détruit le protestantisme dieppois, pourtant virulent au début des guerres de Religion. Il affiche ses positions dans sa lettre.

 

12 La ville de Brouage est investie depuis le 22 juin, elle tient deux mois et peut se rendre avec les honneurs. Les 14 et 16 mai, la flotte royale commandée par Guy de Saint-Gelais, seigneur de Lansac (ami de Michel de Castelnau-Mauvissière), a dû reculer dans le Pertuis d'Antioche devant le flotte menée par Condé, et a échoué à prendre l'île de Ré. Mais les 10-16 juillet, Lansac prend sa revanche contre la flotte de Condé, commandée par Clermont d'Amboise, et réussissant à l'éloigner, il prend Oléron.

 

13 Le rôle des corsaires protestants de La Rochelle entre 1570 et 1577 a impressionné les contemporains.

 

14 Caraque : gros navire haut sur l'eau, de fort tonnage.

 

15 Patache : le nom est généralement donné à des navires fluviaux à fond plat, mais ici il s'agit plutôt de petits et rapides navires de guerre à voile utilisés à cette époque pour les missions de reconnaissance ou de courrier. On en comptait par exemple une vingtaine dans l'Invincible Armada espagnole de 1588.

 

16 Les galères étaient utilisées non seulement en Méditerranée à la Renaissance mais aussi sur les côtes atlantiques. Marie Stuart regagne par exemple l'Ecosse en galère en 1561.

 

17 Les reîtres, mercenaires allemands recrutés par les protestants à plusieurs reprises pendant les guerres de religion, sont l'une des terreurs du temps en France et l'obession de Michel de Castelnau-Mauvissière, qui les connut bien, car il fut missionné pour les reconduire à la frontière dans les guerres précédentes, après qu'ils eurent dévasté l'est et la Bourgogne et obligé le roi de France à négocier leur départ.

 

18 Le 17 septembre est signée la paix de Bergerac.

 

19 Il s'agit de Buhy (Val-d'Oise), fief de Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623), protestant proche du roi de Navarre (futur Henri IV) dont il est conseiller et ambassadeur à partir de 1576. Soit il s'agit de lui en personne ici, soit de quelqu'un se réclamant de sa famille, puisque le gouverneur de Dieppe doute de l'identité de l'individu dont il parle. Deux raisons peuvent pousser Sygogne à interroger Castelnau-Mauvissière comme quelqu'un pouvant connaître le personnage : 1. Duplessis-Mornay est un homme de très haute culture, parlant plusieurs langues comme l'était Castelnau-Mauvissière qui a pu le connaître à ce titre. 2. La seigneurie de Buhy est proche du château d'Alincourt, qui est sur le territoire de la commune voisine de Parnes, et qui appartenait à Nicolas de Villeroy, secrétaire d'Etat et cousin par alliance de Castelnau-Mauvissière. Villeroy résidait souvent à Alincourt et il mentionne Buhy (sous la forme « Buy ») dans ses Mémoires d'Estat (1622-23).

 

20 Navarre et Condé sont alliés mais combattent chacun de leur côté. Duplessis-Mornay est le conseiller de Navarre, mais il pourrait vouloir gagner l'Angleterre pour y faciliter le passage de Condé, à qui Sygogne prête ce projet dans une autre lettre, ou l'aider à y trouver de l'argent pour recruter des reîtres en Allemagne.

 

Indexation générale #

#paléographie
#guerresdereligion
#histoiredesrelationsfranco-anglaise
#histoireduMontSaintMichel
#histoiredeNormandie
#histoiredeDieppe
#histoiredeBrouage

 

Indexation des noms de personne (par ordre de citation dans le texte)

  • René de Beauxoncles, seigneur de Sygogne
  • Michel de Castelnau de la Mauvissière (1517-1592)
  • Philippe de Duplessis-Mornay (1549-1623)
  • Corbeyran de Cardaillac-Sarlabous (ca. 1515-1586)

  • Jean de Mouy de La Mailleraye (1528-1591)

  • Martin Frobisher (1535-1594)
  • Elisabeth Ière d'Angleterre (1533-1603)
  • Francis Drake (ca. 1540-1596)
  • Louis de la Moricière, sieur de Viques, dit de l'Islemanière (ca. 1540-1590)
  • Jacques II de Goyon de Matignon (1525-1598)
  • Henri de Bourbon, roi de France (Henri IV) et de Navarre  (1553-1610)
  • Henri Ierde Bourbon-Condé (1552-1588)

Indexation des noms de lieu (par ordre de citation dans le texte)

  • Dieppe (Seine-Maritime)
  • Mont-Saint-Michel (Manche)
  • Brouage (Charente Maritime)
  • La Rochelle (Charente Maritime)
  • Buhy (Val-d'Oise)