Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

16 décembre 2023

Lettre de Claude Saumaise à Jacques Dupuy, 18 décembre 1636.

Bibliothèque nationale, cote Dupuy 713, pages 120-121v.

Portrait de Claude Saumaise

 

(gravure par Lucas Vorsterman d'après Pieter Dubordieu, 1641. Cambridge, Fitzwilliam Museum)



Un Bourguignon au port : mésaventures de Claude Saumaise à Dieppe

 

Claude Saumaise (1588-1653) est un érudit et philologue français, né en Bourgogne, spécialiste du latin et du grec, commentateur et essayiste d'une très grande réputation en son temps. Sa renommée lui vaut d'être nommé en 1636 à l'Université de Leyde aux Pays-Bas.

Mais pour prendre son poste il faut pouvoir s'y rendre. Or la guerre fait alors rage entre l'Espagne et la France, et empêche de faire le voyage par terre à travers l'Artois, les Flandres, et autres terres espagnoles du nord. Reste la mer : les corsaires de Dunkerque (possession espagnole) sont dangereux, mais la flotte hollandaise est de taille à lutter et continue de faire circuler des convois dans la Manche jusqu'aux ports français.

Saumaise essaie donc de prendre la mer avec sa famille (son épouse et sa jeune fille), ce qui veut dire attendre que des navires de guerre hollandais passent dans le port français où il se trouve et veuillent bien l'emmener. Or le savant homme a le malheur d'aller attendre à Dieppe, alors que les gros navires hollandais préfèrent le port plus profond et sûr du Havre et passent le plus souvent au large de Dieppe sans s'arrêter. Notre érudit se morfond donc à Dieppe d'octobre à décembre 1636, et l'expérience ne lui plaît pas beaucoup.

En témoigne notamment cette lettre, où il parle également de l'état du Pays de Caux (difficulté des transports, insécurité sur tous les chemins), du château de Dieppe et de son gouverneur, et où il raconte une anecdote de la guerre dans sa Bourgogne natale à l'abbaye de Cîteaux, anecdote un peu sinistre mais qui l'amuse beaucoup (l'abbaye y est moquée et, bien qu'écrivant à son ami catholique Jacques Dupuy, Saumaise est protestant).

Cependant, à la date de cette lettre, l'attente de Saumaise à Dieppe est bientôt terminée. On sait par d'autres lettres qu'il atteint Leyde au début de février 1637 après un autre petit séjour forcé ailleurs aux Pays-Bas. Son embarquement à Dieppe sur les navires de guerre hollandais tant désirés a donc eu lieu dans les jours qui ont suivi le présent document.

 

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A Monsieur,

Monsieur du Puy,

prieur de Saint Sauveur,

au logis de Monsieur de Thou1, à Paris.

 

A Dieppe, ce 18 decembre 1636

 

Monsieur,

je ne suis plus dans la Bastille2 mais je suis tousjours à Dieppe et logé quelques jours en la rue de la prison3. Si j'y demeure autant que j'ai fait en l'aultre logis, l'annee qui vient m'y trouvera. Le bruit de l'hostellerie et la fumee du tabac m'ont chassé de mon ancien poste qui ne m'eust pas tant gardé si j'eusse plustost pu trouver à loger en maison bourgeoise.

Le vent a esté bon trois jours durant pour nous amener des vaisseaux de Hollande vendredi, samedi et dimanche les derniers passés, et par effect ils sont venus. Mais pour vous monstrer comment je suis heureux, pas un ne s'est arresté à Dieppe, et sont touts4 descendus jusques au Havre. Voilà un bon affaire5 pour moi s'il fault que j'aille chercher et prendre la commodité pour passer au Havre de Grace6 qui ne sera guere gracieux pour moi en la saison où nous sommes, les chemins estants tels qu'ils sont et très mauvais, et mal surs à cause des garnisons qui sont en touts les villages de cette provinces, où les soldats mal payés se payent par leur mains en pillant tout ce qu'ils rencontrent. Les villageois fuient partout et abandonnent tout.

J'ai envoyé ce matin un homme au Havre exprès pour savoir au vrai si les vaisseaux de guerre repasseront par ici, ainsi que quelques uns me veulent faire entendre. Mais j'y fus attrapé il y a six semaines. Monsieur le gouverneur7 de cette ville m'a fait la faveur d'escrire à celui du Havre8 pour le prier de s'en informer des capitaines et nous en mander nouvelle assuree, et au cas que je n'eusse assés de temps, de les faire attendre un jour ou deux. Ce qui sera neantmoins fort difficile, car ces gens là n'attendent point !

Quant à la retraitte de Monsieur et de monsieur le comte9 on tient ici qu'elle n'est pas de telle consequence qu'on l'avoit apprehendee du commencement. Et mond. sieur nostre gouverneur me l'a aussi asseuré.

Je ne le voi gueres que quand il prend la peine de descendre à la ville ou qu'il m'invite à disner. Je ne prends pas au reste fort grand plaisir de monter souvent au chasteau et passer par trois ou quatre portes à travers de longues hayes de soldats10. En une consideration il m'a obligé en tout ce qu'il a peu, je croi vous l'avoir dejà ainsi escrit.

J'aurai bien de la peine à me resoudre de charioler11 ma femme qui est fort incommodee et ma petite fille deux ou trois journees de chemin, et dans une charrette. Car il ne se trouve point en cette ville d'aultre voiture pour aller au Havre oultre les chevaux de selle. Si je ne prends point cette resolution là, comme elle me sera malaisee à prendre, me voici encore en garnison pour une bonne partie de l'hyver. De vous dire ce que j'y ferai je n'en sçai rien. Quand je regarde le temps que j'y ai desjà passé, je m'imagine que j'y en passerai bien d'aultre.

Peut estre que des deux vaisseaux de guerre qui sont au Havre l'un aura charge de me prendre en passant, car je leur ai escrit par deux ou trois fois s'ils vouloient m'avoir qu'ils missent ordre de me faire passer. Ceux qui emmenerent le dernier convoi avoient desjà eu cet ordre de l'amirauté de Rotterdam de me prendre avec toute ma famille.

Comme j'achevois la presente, j'ai receu les vostres12 avec celles de monsieur Rigault13 et l'Aelian de la Bibliotheque14. C'est un renfort pour m'amuser dans le temps que j'ai à perdre. J'ai envie de le conferer15, mais je l'ai encore plus grande de ne le pas faire. J'aurai tousjours assés de loisir pour y voir quelques passages dont je suis en doubte16 et qui payeront le port qu'il m'a cousté de venir et qu'il coustera de renvoier. Je vous ai promis qu'il ne passera point la mer et il ne la passera pas17.

Je vous remercie de vos nouvelles. J'en ai receu aussi de Bourgongne, telles que je les desirois pour ce qui concerne la santé de mon pere18 qui a tousjours esté à Beaulne19 pendant l'orage qui est cheu sur nostre province20. Le Parlement21 ne recommancera sa seance qu'après le premier jour de janvier à cause de la peste qui est grande à Dijon. Ils ont parlé ou demandé d'estre transportés à Semur22, ville capitale de l'Auxois, tant pour lad. peste de Dijon que pour d'aultres considerations.

Je ne sçai si vous aurés sceu une plaisante histoire arrivee à Cisteaux lors que les Imperiaux tenoient cette abbaie23. Elle est feriale24. Après avoir pillé ce monastere, un Cravate25 s'advisa d'un tour qui est bon à redire quand mesme il vous auroit esté dit. Il fit proceder à l'election d'un nouveau general d'ordre, en disant qu'il y avoit assés longtemps que les François jouissoient seuls de cette dignité26, mais à present que l'abbaye estoit tombee sous la puissance de l'Empereur, qu'il failloit eslire un general de sa nation. Il commença sa comedie à faire rompre et deschirer un tableau qui representoit Son Eminence27. Après il fit venir touts les moines qui estoient restés, et pour les aultres qui avoient esté tués ou s'en estoient fuis, il prit leur habits et frocs blans et en encapuchona autant de ses soldats, et les ayant touts assés assemblés en chapitre et se fist nommer pour general de l'ordre après s'estre revestu de l'habit et des ornements abbatiaux, avec le bonet sur la teste et sur le bonnet quarré28 un aultre bonnet à la hongroise et le cimeterre au costé, et en cet habit prononça de nouvelles regles pour l'ordre. Je ne croi pas que vous croiés que le Saint Pere approuve cette election. Si vous la saviez, vous avés tort de ne m'en avoir point fait part plus tost. Si vous ne la saviés pas, je vous l'apprens.

Il n'y a personne au reste qui desire plus la paix que moi, et qui l'espere moins. Je la desire pour les mesmes raisons qui vous la peuvent faire desirer, et pour une aultre encores que vous n'avés point et qui vous tousche peu : afin de pouvoir passer en Hollande par terre sans me mettre sur mer, laquelle je crains à present plus que je n'aimerai jamais la Hollande. Jugés par le present que je suis fort de loisir et que j'en ai par dessus la teste.

Je baise les mains à messieurs vos freres. J'escrirai à monsieur Rigault en lui renvoiant son Aelien pour le remercier.

Je suis,

 

Monsieur,

 

Vostre très humble et très affectionné

serviteur,

 

[signature:] Saumaise

 

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Notes

 

1 L'hôtel de Thou tient son nom de Christophe de Thou (1508-1582), premier président du Parlement de Paris. Ce qu'il en reste se situe rue des Poitevins (qui portait déjà ce nom) et correspond aux actuels numéros 6 et 8 de la rue (VIe arrondissement). Le lieu est très lié à l'histoire de l'imprimerie et de l'édition, du XVIIe au XXe siècle. En 1636 l'hôtel est le siège d'une académie de lettrés, le « cabinet des frères Dupuy » animé par Jacques Dupuy, prieur de Saint-Sauveur (Saint-Sauveur-lès-Bray, Seine-et-Marne), destinataire de la présente lettre, et son frère Pierre Dupuy (1582-1651). Les deux frères, tous deux éminents érudits et tous deux éminents bibliothécaires, résident à l'hôtel de Thou en qualité de tuteurs des enfants de Jacques-Auguste de Thou (1553-1617) et administrateur de ses biens (notament sa grande bibliothèque) depuis son décès.

 

2 Le fort de la Bastille qui défend le faubourg du Pollet à Dieppe, au nord-est de la ville.

 

3 Au XVIIe siècle, comme depuis le Moyen Age, la prison devait être aux Tourelles, dans un ancien élément de porte fortifiée (près de la Tour aux Crabes actuelle, dans le port de Dieppe). Ne pas confondre avec la prison du Pollet qui est l'ancien couvent des Capucins construit dans ces années 1630 (entre la rue des Capucins et le quai de la Somme) : il ne devient prison que en 1822 après le départ des religieux à la Révolution.

 

4 La graphie de « touts » à la place de « tous » est systématique chez Saumaise.

 

5 « Affaire » peut alors être masculin ou féminin.

 

6 Ancien nom du Havre. On voit que Saumaise joue sur le mot de « grâce » ensuite.

 

7 En 1636 le gouverneur de Dieppe est Guillaume de Montigny (1575-1640 ou 1641). A sa mort, son fils Philippe de Montigny (1601-1675), comte de Montigny, baron de la Coudraye et de Long, seigneur de Perreux et de Ponessant lui succède rapidement en cette charge.

 

8 Le gouverneur du Havre en titre est alors le cardinal de Richelieu. Mais il délègue la charge à son neveu, François de Vignerod (ou Vignerot), marquis du Pont de Courlay.

 

9 En 1636 la France entre ouvertement en guerre contre l'Espagne. La guerre fait rage en Picardie où sont entrés les Espagnols. En novembre 1636, les Français leur reprennent la ville de Corbie, capturée en août. Gaston d'Orléans, frère du roi (« Monsieur ») et le comte de Soissons (« monsieur le comte ») dirigent l'armée qui entre ensuite en Artois mais ils subissent une contre-attaque espagnole.

 

10 Lorsque l'on vient du centre-ville de Dieppe et que l'on suit la longue et sinueuse rampe menant au château, il faut franchir encore de nos jours trois portes avant d'accéder à la dernière cour du château et au logis du gouverneur (actuel musée).

 

11 Pour « carrioler », transporter en carriole.

 

12 « Les vostres » : les lettres envoyées par son interlocuteur.

 

13 Nicolas Rigault (1577-1654), homme de loi, bibliothécaire, érudit, et ami commun de Saumaise et des frères Dupuy. En 1636 il exerce depuis quelques années des charges parlementaires en province, et, bien qu'il soit encore bibliothécaire en titre de la Bilbiothèque du roi, la fonction est en fait exercée par Pierre Dupuy.

 

14 Claude Elien, auteur romain de langue grecque du IIe-IIIe siècles ap. J.-C., a écrit un livre sur les animaux qui liste nombre de leurs noms, ce qui intéresse Saumaise à ce moment-là car, à bout d'ennui à Dieppe, il a réussi à dénicher chez un libraire un livre en latin ou en grec sur les animaux dont le vocabulaire lui semble fautif. Il veut donc analyser ce livre à la lumière d'un manuscrit d'Elien dont il connaît l'existence à la bibliothèque du roi (accessible aux savants). A sa demande son ami Rigault a eu l'amabilité d'emprunter le manuscrit à la bibliothèque et de le lui envoyer, à condition que le manuscrit ne quitte pas le territoire du royaume. En fin de lettre, Saumaise annonce s'apprêter à renvoyer bientôt le manuscrit en question.

 

15 « Le conferer » : écrire un commentaire, une étude sur le livre en question.

 

16 Saumaise est un spécialiste de la correction des textes anciens, et, comme on l'a dit, l'ouvrage qu'il a trouvé chez un libraire dieppois comporte des points de vocabulaire sur des noms d'animaux qu'il veut éclaircir.

 

17 Le manuscrit appartenant à la Bibliothèque royale, il ne doit pas être emporté hors de France.

 

18 Bénigne de Saumaise (1560?-1640), lui-même érudit bourguignon.

 

19 Beaune (Côte-d'Or).

 

20 Dans la première moitié de 1636, la Bourgogne française subit des incursions de la part des Impériaux ou des Espagnols, mais elle connaît également des dévastations commises par les armées françaises ou des troupes alliées (mercenaires suédois) allant porter la guerre en Franche-Comté espagnole.

 

21 Le Parlement de Dijon. Les déménagements évoqués par Saumaise ne seraient pas une nouveauté : le Parlement a déjà été déplacé de Beaune à Dijon, puis un petit retour temporaire à Beaune, avant de connaître sous Henri IV d'autres vicissitudes, notamment un temps à Semur-en-Auxois. On voit dans la phrase suivante de Saumaise que ce souvenir n'est pas effacé de la mémoire des parlementaires.

 

22 Semur-en-Auxois (Côte-d'Or), comme on le voit dans les mots qui suivent.

 

23 En 1636, les troupes impériales menées par Matthias Gallas pillent l'abbaye de Cîteaux. On a reproché à Richelieu pourtant « cardinal-protecteur de l’Ordre » d'avoir peu agi pour relever ensuite l'abbaye de ces dévastations.

 

24 « Feriale » : digne d'être fêtée, retenue.

 

25 Pendant la guerre de Trente Ans, le nom de cavaliers croates était donné aux troupes de cavalerie légère recrutées dans les terres d'Empire du sud et de l'est (Croatie, Hongrie, etc.). Leur façon de se nouer une étoffe autour du cou a donné le mot « cravate ».

 

26 Les abbés de Cîteaux avant 1636 ont en effet généralement été des Français. Les rares abbés nés dans le Saint-Empire remontent à longtemps et n'ont exercé leur charge que peu de temps. Mais ce qui motive vraiment le geste du cavalier croate, c'est que l'abbé de Cîteaux en titre est alors Richelieu lui-même. On notera que l'abbé de Cîteaux n'est pas le maître tout puissant de l'Ordre : il n'exerce qu'une primauté toute relative, l'Ordre étant dirigé non par une personne mais par le chapitre général.

 

27 Le cardinal de Richelieu, abbé de Cîteaux en titre, comme on l'a dit.

 

28 Le bonnet carré est la coiffure des ecclésiastiques, des magistrats, etc.

Bibliographie

  • Gustave COHEN, Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris : E. Champion, 1921.
  • Pierre LEROY, Le dernier voyage à Paris et en Bourgogne 1640-1643 du réformé Claude Saumaise : libre érudition et contrainte politique sous Richelieu, Amsterdam : Holland University Press, 1983.

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