Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Marché de construction de six vaisseaux passé par Richelieu au nom du roi avec Jacques Soullau (signe Soulas), marchand de Dieppe. 10 décembre 1626.

La Couronne,

navire de construction française lancée dans les années 1630
(gravure, in Georges Fournier, Hydrographie, contenant la théorie et la practique de toutes les parties de la navigation, 1643



Le Cardinal de Richelieu commande des navires à un marchand dieppois

 

La Marine française ne naît vraiment qu'au XVIIe siècle, créée en 1624 par Richelieu. Avant que Colbert, sous Louis XIV, n'y consacre des efforts majeurs, le Cardinal amorce la constitutionn d'une flotte royale jusque-là insignifiante, par achat de vaisseaux à l'étranger (Provinces-Unies, Suède) ou construction navale en France.

 

A son habitude, Richelieu ne perd pas de temps : sa nomination comme « grand maître, chef et surintendant général de la navigation et du commerce » (un poste créé pour lui), date d'à peine deux mois avant le présent document (octobre 1626). Le principal ministre de Louis XIII est en effet pressé : l'été suivant, date de la livraison prévue des vaisseaux, la guerre avec l'Angleterre éclate et le siège de La Rochelle commence. La Marine royale, partie de rien en 1624, peut alors faire déjà état de 35 navires.

 

La présente commande n'est elle-même pas anodine, portant sur 6 vaisseaux de guerre à livrer dans 6 mois (mais pas forcément à construire tous à Dieppe). Pour mener à bien ses ambitions navales, Richelieu a recours à des entrepreneurs privés avec lesquels, comme ici, il conclut un contrat comprenant ce qu'on appelle aujourd'hui le cahier des charges, c'est-à-dire les exigences techniques du commanditaire vis-à-vis des navires commandés.

 

Ce document nous livre ainsi un certain nombre de détails sur les navires de guerre de l'époque, notamment sur leurs proportions. Une première rédaction a laissé des passages en blanc, complétés ensuite par une autre main et une autre encre. En tant que contrat, il relève à l'époque des actes notariés et il est passé devant le notaire parisien Michel de Beauvais, mais il est signé par le Cardinal de Richelieu et par les deux entrepreneurs, Jacques Soullas (ou Soullau, seloin les passages), marchand de Dieppe, et Nicolas Le Roy, officier de marine normand.

 

Ce dernier, comme son contemporain le Dieppois Abraham Duquesne, encore jeune alors, était à la fois entrepreneur privé et capitaine de navire de guerre. Un an après le présent contrat, Nicolas Le Roy rachète d'ailleurs le marché à son partenaire Jacques Soullas et c'est à bord de l'un des vaisseaux commandés dans le contrat et accompagné de quatre autres sur les six mentionnés dans celui-ci, qu'il participera à la bataille de l'Anse-aux-Papillons aux Antilles en 1629.

 

La commande fut donc honorée (à temps ?) et les vaisseaux construits prirent leur part dans l'histoire de leur époque.

 

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xe decembre mvic xxvi [10 décembre 1626]

 

iiiiC L1

 

Fut present en sa personne Jacques Soullau, marchant, demeurant en la ville de Dieppe, estant de present en ceste ville de Paris logé rue Sainct Martin en la maison où pend pour enseigne l'image Nostre Dame, estant de present à Paris logé en la maison où est pour enseigne l'image Nostre Dame rue Saint Martin2, lequel a recogneu et confessé volontairement avoir promis et promect par ces presentes au roy nostre sire ce acceptant par Monseigneur illustrissime et reverendissime Armand, Car(din)al de Richelieu, Grand M(aistr)e Chef et surintendant general de la navigation et commerce de France et gouverneur pour Sa Ma(jes)té de la ville du Havre de Grace, et en vertu du pouvoir à luy donné par Sadicte Ma(jes)té en datte du [laissé en blanc] jour des presens mois et an, à ce present de faire construire bien et deuement au dire d'expertz et gens à ce cognoissant pour le service de Sa Ma(jes)té le nombre de six vaisseaux de mer, sçavoir quatre dont chacun sera de six vingtz tonneaux de port qui se pourra dire comptant tonnes et tonnages de cent cinquante tonneaux sur la longueur de soixante piedz de quille, vingt deux piedz de bauc3 et sept piedz de creux4 avec une coursie5 de barotz6 qui servira à porter le pont de corde à la haulteur de cinq piedz et demy, ladicte quicte [sic]7 aura de largeur treize poulces et unze poulces de hauteur. Les couples8 ou varangues auront six poulces d'eschantillon revenans à quatre par le hault. Les serres9 auront quatre pouces d'espoisseur et douze poulces de largeur. Le bordage aura d'eschantillon par le fondz trois poulces revenans par le hault à deux poulces. Les chaintes10 auront sept pouces d'eschantillon de large et de grosseur de sept à huict poulces. Et les deux autres vaisseaux seront construictz chacun de deux cens ton[nea]ux11 de port et comptant tonnes et tonnages de deux cent cinquante tonneaux sur soixante huict piedz de quille, vingt cinq piedz de bauc et huict piedz de creux, avec deux tillatz12 de haulteur de cinq piedz et demy. La quille aura de largeur quatorze poulces et de haulteur dix poulces. Les couples ou varangues auront sept poulces d'eschantillon revenant à cinq poulces par hault. Les serres auront quatre poulces et demy d'esoisseur et douze poulces de largeur. Le bordaige aura trois poulces et demy par le fondz revenant à deux poulces par le hault. Les chaintes auront neuf poulces d'eschantillon. Et pour ladicte construction fournir de bon bois de France13, les ferrailles, calfas, tous autres materiaux necessaires & la peyne des ouvriers, mesmes garnir lesdicts six vaisseaux de baucz, courbes, barotz, et de touttes autres choses requises pour les rendre en estat de flotter avec les matieres, à l'exception des furaintz14, voilles, ancres, cables, et autres ustancilles de vaisseaux, à quoy ledict Soullas ne sera poinct obligé15. Mais il sera tenu rendre à Mondict seigneur lesdictz six vaisseaux bien et deuement faictz et parfaictz comme dessus est dict au lieu le plus propre et necessaire de la Normandie où il les aura parfaire fabricquer commodement dans la fin du mois de juin de l'annee prochaine mil six cens vingt sept. Ceste promesse faicte moyennant la somme de quarente cinq mil livres tournois16 que Mondict seigneur cardinal pour et au nom de Sadicte Majesté en a promis et promect bailler et payer audict Soullas, sçavoir la somme de quinze mil livres tournois dans le huictiesme jour de janvier prochainement venant, en la ville du Havre de Grace17. Pareille somme de quinze mil livres tournois dans le dernier jour de mars prochain venant, et les autres quinze mil livres restant lors du fournissement desdictz vaisseaux en l'eaue par ledict Jacques Soullau et qu'ilz auroient esté receuz au desir du present marché. A ce faire est intervenu et fut present Nicolas Le Roy, sieur du Mé18, cappitaine pour le roy à la marine, demeurant en la ville de Dieppe est[ant]19 de present en ceste ville de Paris, logé rue Saint Martin en la maison de l'image Notre Dame,

 

[paraphe en pied de page :] Nicolas Le Roy

 

lequel s'est volontairement obligé et oblige pour ledict [lettre biffée] Soullas envers Sadicte Majesté à l'entretennement et entier accomplissement de tout le contenu en ces presentes, dont il faict son propre faict et debte en son privé nom comme principal entrepreneur de ladicte construction, mesmes promect restituer les sommes qui auront esté advancées et payées audict Soullas en deffault dudict entretennement & à tout ce que dessus consent estre contrainct seul pour le tout sans division ne discution20, renonçant ausdicts benefices et exeptions, mesmes à la forme de fidejussion21, car ainsy est pour l'execution des presentes et deppendances. Ledict Soullas et Sr de Mé sadicte caution ont esleu et eslizent leur dom(ici)lle irrevocable en ceste ville de Paris en ladicte maison de l'image Nostre Dame où ilz sont logez devant declairée, auquel lieu ilz veullent que soient etc. En faveur duquel present marché et pour le pot de vin22 d'iceluy, Mondict seigneur le cardinal pour Sadicte Ma(jes)té a f[aict]23 presentement payer audict entrepreneur par Monsieur de Guenegaud24, tresorier de l'Espargne, qui de luy confesse avoir receu cent pistolles d'or d'Espaigne25, dont il se tient pour comptant et promettant etc. obligeant chacun en droict. Soussignez Mondict seigneur le cardinal pour et au nom de Sadicte Ma(jes)té et ledict entrepreneur et sa caution sollidairement l'un pour l'autre et chacun d'eulx seul et pour le tout sans division ne duscution, comme leurs personnes et biens comme pour leur propre deniers et affaires du roy, renonceans ausdicts benefices de division et de, discution et fidejussion. Faict et passé à La Roquette26 lez la Porte Saint Anthoine l'an mil six cens vingt six, le dixiesme jour de decembre apres midy. Et ont signé :

 

[signature:] Armand, Card. De Richelieu

 

[signature:] Soulas [signature:] Nicolas Le Roy

 

[signature inconnue27] [signature:] De Beauvais28

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Notes

1 « iiiiC L » : pour « 450 » ou bien pour « 400 l(ivres) » ?

 

2 La répétition de la phrase est due au fait qu'il y a deux scribes différents dans cette partie : l'un remplissant un passage l'aissé en blanc par l'autre, sans s'apercevoir que son confrère avait déjà écrit l'adresse.

 

3 « Bauc » : pour « bau » (pièce de charpente transversale située dan la partie supérieure de la coque servant à la fois de raidisseur transversal et de renfort des flancs).

 

4 « Creux » : hauteur intérieure d’une coque correspondant à la hauteur utile en cale pour la disposition de la cargaison.

 

5 « Coursie » : pour « coursive », couloir étroit dans le sens de la longueur d'un navire.

 

6 « Barotz » : pièce de charpente transversale située dans la partie supérieure de la coque et servant à la fois de raidisseur transversal et de renfort des flancs.

 

7 « Quicte » : le mot « quille », mal repris.

 

8 « Couples »  : pièces courbes, symétriques par rapport à la quille sur laquelle elles sont fixées perpendiculairement, et montant jusqu'au plat-bord. Chaque ensemble est formé de varangues,de genoux et d'allonges.

 

9 « Serre » : pièce d'assemblage longitudinale d'un navire. Les serres sont fixées aux membrures, dont elles garantissent l'écartement, et renforcent ainsi la face interne de la muraille.

 

10 « Chaintes » : sans doute pour « ceintes », ou « préceintes », virure supérieure du bordé, juste sous le plat-bord, souvent plus forte que les autres.

 

11 Le manuscrit comporte une lacune au milieu du mot.

 

12 « Tillatz » : probablement pour « tillac » (pont supérieur d'un navire).

 

13 « France » : les forêts de France, avant Colbert, ne se prêtaient pas forcément à la construction navale à cette échelle. Il est préférable de recourir à des forêts où le bois a été planté dans un dessein naval, afin qu'il pousse droit (pour les mâts et vergues) ou courbe (pour les varangues, etc.) selon l'utilisation qu'on voulait en faire, et l'on préférait donc souvent acheter le bois en Suède par exemple. On peut également être tenté de lire « frann », peut-être pour « frêne » mais le frêne n'est pas un bois de charpente navale, il n'est en principe employé que pour les avirons, les gaffes, quelques petits mâts et un peu d'accastillage.

 

14 « Furaintz » : le terme de marine qui se rapproche le plus est « furin », mais ce n'est pas du matériel, le mot est employé au sein d'une expression signifiant conduire le navire en pleine mer, hors du port : « mener en furin ». La graphie est pourtant claire, mais il est très probable dans le contexte de cette phrase qu'il s'agisse en fait d'une confusion avec « funin », cordage.

 

15 Ces matériels divers n'étaient souvent pas fabriqués en France à l'époque, les cordages comme le bois (quand ce n'était pas le navire entier) étaient par exemple souvent achetés en Suède.

 

16 « Quarante cinq mil livres tournois » : à titre purement indicatif et très relatif, on peut estimer que cela fait un prix d'environ 2 millions d'euros de 2021.

 

17 Cette phrase ne signifie pas que le cardinal se déplace au Havre à cette période (« prochainement venant »), il s'agit juste d'une façon d'exprimer l'échéance : janvier prochain.

 

18 Nicolas Le Roy, sieur du Mé (….-1655) : officier de marine qui se distinguera aux Antilles puis occupera des postes en Normandie.

 

19 Il y a une lacune dans le manuscrit.

 

20 Le bénéfice de division et discussion existe toujours, pour les sommes où il y a plusieurs cautions ou garants.

 

21 « Fidéjussion » : garantie, caution.

 

22 « Pot de vin » : au XVIIe siècle, l'expression n'a pas le sens dépréciatif d'aujourd'hui. Il s'agit d'un cadeau que l'acheteur fait au vendeur, au-delà du prix convenu.

 

23 Il y a une lacune dans le manuscrit.

 

24 Henri du Plessis-Guénégaud (c. 1609-1676), trésorier de l'Epargne de 1626 à 1638.

 

25 « Cent pistolles d'Espaigne » : selon l'ordonnance de 1614 réitérée en 1623, 1624 et 1626, le cours de la pistole espagnole était fixé à 7 livres, 4 sous. Cent pistoles peuvent donc correspondre à environ 33 600 euros d'aujourd'hui.

 

26 « La Roquette lez la Porte Saint-Antoine » : plusieurs grands serviteurs de l'Etat ou grands personnages avaient depuis le règne de Henri II une maison de plaisance dans le faubourg parisien de la Roquette, à l'est de Paris : Nicolas Séguier, Philippe Hurault de Cheverny, la duchesse de Mercoeur, les Robertet d'Alluye, etc. Le présent contrat a sans doute été fait chez l'un d'eux, où a séjourné parfois l'un ou l'autre monarque et ministre. Voir par exemple pour l'hôtel d'Alluye le Sommaire mémorial (souvenirs) de Jules Gassot, secrétaire du roi (1555-1623), éd. Pierre Champion, 1934, p. 79.

 

27 Sans aucun doute un confrère de Michel de Beauvais. Peut-être Philibert Contenot, également établi rue Saint-Honoré (exerce entre 1603 et 1636).

 

28 Michel de Beauvais, notaire de 1618 à 1664, établi rue Saint-Honoré.


« Navire de guerre français » (Huile sur toile de Jacob Gerritz Loef, ca 1605 - ca 1685 ; Amsterdam, Rijksmuseum). Les navires commandés dans le document ont des proportions plus proches du navire d'escorte de droite que du grand bâtiment de guerre de gauche.

Bibliographie

  • DAEFFLER Michel, « La construction navale en Normandie aux XVIe et  XVIIe siècles : approche comparative », in Annales de Normandie, 2018/1, pp. 55-86. Disponible en ligne sur : https://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2018-1-page-55.htm.
  • MONAQUE Rémi, Une histoire de la marine de guerre française, Perrin, 2016.
  • WILLAUMEZ Jean-Baptiste, Dictionnaire de marine, Paris, Bachelier, 1831.


 

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