Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Relation de la prise de l'île de la Tortue par les Espagnols (1654).

Bibliothèque nationale, cote Clairambault 441, feuillets 2-9v.

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9000679r/f9.item

et pages suivantes (9 pages numériques)

 

Représentation de l'île de la Tortue au XVIIe siècle
Auteur et source inconnus

Ci-contre à gauche et ci-dessous, les différentes pages du manuscrit (images BNF ou d'après BNF). A partir du 8e feuillet, on voit que des marges à gauche, en haut, en bas, et même certaines interlignes, sont pleines de commentaires, qui constituent l'intérêt particulier de ce document.



La parole au vaincu : un Français corrige rageusement la version espagnole de la prise de l'île de la Tortue en 1654

 

Ce manuscrit est double. Il est constitué, d'abord, d'une traduction en français d'un document espagnol, la Relaciὀn de la victoria que han tenido las catὀlicas armas de su Majestad (Dios la guarde) en la recuperatiὀn de la isla de la Tortuga, etc1.

Mais il comporte dans les marges et sous certaines lignes des annotations d'un commentateur qui conteste le récit espagnol et apporte sa version des faits. Certaines mentions sont barrées, comme la formule bénissant le roi d'Espagne : présente dans le document original, elle est traduite mais elle ne plaît manifestement pas au commentateur français, qui la raye. De même, le nom de Saint-Domingue, capitale espagnole de la grande île voisine, Hispaniola2, que le traducteur a traduit de façon courante par « Saint-Domingue » à partir de l'espagnol « Santo Domingo », est systématiquement et impitoyablement corrigé et francisé en « Saint-Dominique » par le commentateur, par l'insertion d'un « i » entre le « n » et le « q »3. Nous gardons les formules barrées par le commentateur, en les faisant apparaître barrées.

On ne sait rien de l'auteur original, du traducteur ni du commentateur, mais on peut fortement supposer que l'auteur original est espagnol4, que le commentateur est français, mais surtout que ce dernier semble avoir été un témoin direct des événements rapportés, et intervient à ce titre pour rectifier une vérité très relative et parfois un peu vague du récit originel.

Nous faisons figurer la transcription du document originel en noir, et, autant que possible aux mêmes places que sur le manuscrit original, la transcription des commentaires en rouge, y compris deux courts commentaires insérés directement dans le texte là où ils se trouvaient en interligne.

 

Contexte de 1654 :

 La France et l'Espagne sont officiellement en guerre depuis 1635, et ce jusqu'au traité des Pyrénées en 1659.

 Louis XIV règne sur la France depuis 10 ans, mais il n'a que 16 ans, son règne personnel est récent (fin de sa minorité et donc de la régence en 1651) et la Fronde se termine à peine (1653).

 La colonisation française aux Antilles en est à ses premières tentatives, amorcées par une première colonie à la Tortue (1629) et quelques autres points par Pierre Belain d'Esnambuc (1585-1637). Dans cette première période, les Espagnols détruisent régulièrement les premiers établissements français dans les différentes îles des Antilles. Hispaniola est entièrement espagnole, la partie ouest (Haïti) n'étant cédée aux Français qu'à la fin du XVIIe siècle.

 Les premières installations de boucaniers, flibustiers et pirates sur l'île de la Tortue commencent vers 1625, et la première colonisation officielle par la France ne sera faite qu'en 1659. Nous sommes donc encore dans une période très fluctuante et indécise de l'histoire politique de cette partie du monde.

 

Notes de la présentation et du contexte

 

1 Un exemplaire est à la Biblioteca Nacional de España, cote 2384 (fol. 145).

 

2 « Hispaniola » est le nom donné par Christophe Colomb à la grande île divisée aujourd'hui entre Haïti et la République dominicaine. La petite île de la Tortue se situe juste au nord d'Hispaniola. A l'époque du document, toute l'île d'Hispaniola est espagnole.

 

3 La graphie des « g » et des « q » est quasi identique, comme souvent à cette époque, et se prête aisément au subterfuge. Nous avons gardé la version « corrigée » par le commentateur français dans notre transcription.

 

4 Les archives espagnoles du temps contiennent des récits systématiques des divers faits d'armes des troupes espagnoles, notamment aux Antilles.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n'y eut pas un homme de tué.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On le sçavoit il y avoit plus de dix jours.

 

 

 

 

Ce feut pour mettre le feu à un magazin de poudre qui estoit pres de une batterie, ce qui feut executé bien et le canon encloué1. Que les ennemis en eussent esté adverti par un traitre desclaré qui s'estoit retiré par devers eux un moment avant qu'on partit pour faire l'execution. Les Espagnols y perdirent plus de 15C [mot biffé] de poudre et plus de 12 soldats qui y furent tués et leur canon encloué. La poudre auroit faict un plus grand massacre mais ils s'estoient retiré lorsque les François en approcherent.

 

Les Français ne perdirent qu'un homme et l'escarmouche dura plus de trois quart d'heure. Les Espagnols furent soustenus par deux compagnies de mousquetaires qui furent detaché de la montagne où estoit le corps d'armée. On ne se retira plus de trois heures après apprès [sic]. Celuy qui commandoit, aprehendant qu'on ne luy coupât le chemin qui alloit à la forteresse et qu'en entrant dans il ne se fit quelque desordre ayme mieux s'aller poster un peu desoubs de la forteresse et le gouverneur de lacher cinquente fuseliers pour favoriser leur retraite.

 

On avoit esté adverti il y avoit plus de six jours que c'étoit cincq navires qui estoient partis de St.-Dominique pour venir assieger la Tortue.

 

 

 

 

De la forteresse voyant que les Espagnols faisoient des batteries de terre costiere, fit prendre les armes à tous ceux qui estoient dedans et leurs fit prester le serment qu'ils seroient bons et fidels François et qu'ils se deffenderoient jusques à la fin. Prevoyant ce qui bien ariva de depuis, ils ne ne laisserent pas de le promettre. Et en tesmoignage firent une telle descharge de canon et de mousquet que les Espagnols crurent qu'il estoit venue du renfort. Et sur le soir fut pris resolution d'allé attaquer la batterie X qui estoit soubz la montagne la plus eslonié et qui incommodoit le plus la forteresse. Le frere du gouverneur sortit soubz les dix heures du soir avec cinquante fuzeliers avec bonne resolution de tous ces gens. Mais la nuict estant fort obscure et le chemin fort difficile à tenir pour arriver à la montagne, après avoir torné plus de cinq heures dans les boits, soit que ceux qui le conduisoient ne voulussent pas luy monstrer le vray chemin, enfin il feut obligé de se rendre dans la forteresse dans le temps que ceux qui estoient dedans en impatience de sçavoir le succez qui en arriveroit. Depuis le temps les habitans de l'isle qui s'estoient retiré dans la forteresse commancerent à se lasser des fatigues qui leurs fallait souffrir et aprehendant qu'il ne leur arrive ce qui estoit desjà arrivé à quelques de leurs camarades d'avoir quelque bras emporté et de n'estre plus en estat de gagner leur vie prirent resolution entre eux d'obliger le gouverneur à faire randre à composition, ce qui se trouva pendant deux jours sans que le gouverneur ni pas un de ceux qui estoient auprès de luy en eussent aucun soupçon ni connoissance. La chose estant bien resolue entre eux, ils vind[rent]2 un matin tous leurs armes à la main, ayant pour chef et qui portoit la parole un nommé Noel Bedet3. Mais le gouverneur les receut avec tant de vigueur et de force d'esprit qu'ils chancelerent d'abort puis firent semblant de recognoistre leurs crimes par de belles protestatoire qu'ils feront qu'ils fer[a]ient4 bien leur debvoir à la deffence de la place. Mais ce ne feut qu'un feu qui se couvoit pendant trois jours qui puis après esclatat tout de nouveau. Le gouverneur fit tout son possible pour couper chemin [à]5 la revolte qu'il sçavoit que les gens pretendoient faire tout de nouveau pour l'obliger à se rendre tout de nouveau. Mais les soins furent inutiles car quatres jours après la premiere desclaration susdicte ils vindrent en plus grand nombre les armes haullte et obligerent le gouverneur à consentir qu'il rendroit la place.

 

 

 

 

 

 

Il a été impossible de mettre la somme parce qu'il est impossible de lire l'imprimé à cet endroit, tant il est barbouillé.6

 

 

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Notes pour les commentaires en marge et interlignes

 

1 Enclouer un canon consiste à boucher de force (en principe avec un clou) la lumière qui permet de transmettre le feu à la poudre. Cela le rend inutilisable jusqu'à réparation.

 

2 Le manuscrit comporte une lacune.

 

3 Dans les récits imprimés français (cf. bibliographie en fin d'article) on trouve plutôt la graphie « Bedel ».

 

4 Il semble que le scribe aient hésité entre les deux conjugaisons : futur de l'indicatif ou conditionnel présent.

 

5 Le mot est pris dans la couture du manuscrit.

 

6 On a donc bien affaire à une traduction d'une relation espagnole imprimée, qui n'est parvenue aux mains du traducteur/commentateur qu'en un seul exemplaire. Il n'arrive pas en effet à compenser la lacune sur la somme d'argent qui est trop « barbouillée » sur son exemplaire.

 

Relation de la grande victoire obtenue par les armes de Sa Ma [(]que Dieu conserve) dans le recouvrement de l'isle de la Tortue le lundy 19 janvier 1654.

 

Sous les ordres du Seigr Don Juan Francisco Montemayor de Cuenca1, gouverneur et capitaine general de l'isle de St.-Dominique et president de la chancellerie royale de cette ville, et sous la conduicte de Gabriel de Roxas Valle y Figueroa2, general de camp, Don Juan Morfa Gerardino3 [irlandois]4 general de l'armée navale, où se voyent les particularitez de cette entreprise, le nombre des personnes qui sont sorties de l'isle et une inventaire de l'artillerie et des autres choses qui ce sont trouvées dans la forteresse.

 

Il y a desjà quelques années que l'isle espagnole vulgairement appellée de St.-Dominique ce trouvoit fort incommodée par les menaces, les voleries, les invasions et les descentes que les pirates françois, anglois et hollandais faisoient dans les cases et dans les portz et particulierement depuis l'année 1651 que le nombre des habitans de cette isle avoit été fort diminué par la peste5 qui en avoit emporté une grande partie, ce qui etoit cause que le nombre des pirates augmentoit tous les jours. Cela a duré jusqu'à l'année passée 1653, que le Seigr Don Juan Francisco Montemayor de Cuenca vint y commander comme plus ancien coner6 avec la qualité de gouverneur et cape7 general de l'isle et president de la chancellerie etablie en ville de St.-Dominique dont il etoit pourveu après la mort du marechal de camp Don André Perez Franco. Ce nouveau gouverneur vit bien que le mal croissoit de moment en moment, sur les advis certains qu'il avoit receu que les ennemis possedoient 22 habitations dans l'isle de St.-Dominique, où ils recevaient continuellement du secours de quelques isles voisines occupées par ces pirates et particulierement [par les François] de la Tortue qui en est la plus proche et qui leur servoit de retraite pour y mettre à couvert tout leur butin.

 

Pour empescher, donc, ces desordres, il fit dessein de deloger des ennemis des habitations qu'ilz avoient dans ces isles, ce qui fut executé facilement en l'espace de 2 mois, pendant lesquelz il les contraignit de s'embarquer pour ce retirer sur leurs terres et d'abandonner l'isle, qui par ce moien delivrée [demeurée cherment] de cette oppression, après cela il fit commandement à toutes les trouppes de l'isle de s'assembler pour aller conjointement au siege de la Tortue, tant à cause du voisinage que parce que la plupart des incommoditez que recevoient les habitans de St.-Dominique venoient de ce costé-là. Tellement que le 6e de novembre le cape D. Gabriel de Roxas Valle y Figueroa, qui est le plus ancien officier de la garnison de St.-Dominique, fut declaré general de toute l'entreprise. D. Juan Morfa Gerardino, chevalier de l'ordre de St.-Jacques, fut nommé general de l'armée de mer et marechal de camp lorsque l'on seroit descendu à terre. D. Balthazar Calderon y Espinoso, qui, cape de l'artillerie de la mesme garnison, eut la charge de sergent major avec le commandement d'une des compes8 qui devoient y aller. Les autres capes etoient D. Antonio Ortiz de Sandoval, qui est gouverneur du fort principal, D. Gaspar de Castro Ribera, chef de la police de cette ville, D. Lope Dasmarinas, et D. Juan de la Parra Solano, tous deux cape dans le bataillon de cette ville, Gonzalo Fragozo et Francisco Muños Vasquez qui ont cy-devant entrecommandé les trouppes entretenues pour courir sur les costes du nord et du sud, sans conter les autres officiers de moindre importance, dont on ne met point icy les noms pour ne point trop grossir cette relation. En mesme temps, le gouverneur fit equipper cinq vaisseaux qui en moins d'un mois ce trouverent fournis de toutes sortes d'armes, de munitions, de vivres, de pilotes, de matelotz et de gens de guerre, de sorte que le 4e decembre ils sortirent du port de St.-Dominique et firent voille vers celuy de Plata qui est en la coste du nord de la mesme isle, où ils avoient ordre de donner fondz et d'attendre le general D. Gabriel de Roxas qui venoit les joindre là par terre avec son infanterie. Les troupes arriverent en ce port le 20e de decembre et on trouva 2 de nos vaisseaux à redire qui avoient été jettez par le vent de nort sur de la vase entre le Cap de l'Engano9 et celuy de St.-Raphael, d'où ils ce retirerent neantmoins avec beaucoup de peine et retournerent à St.-Dominique 6 sepmaines après qu'ilz en etoient sortis sans avoir perdu un seul homme. Toute l'armée s'embarqua au port de Plata et prit la route de Bayaha10 le mardy 30e de decembre de l'année 1653. Comme ils furent à la hauteur du port de Monte Christi11 ils rencontrerent 3 petits vaisseaux françois qui depuis 5 jours etoient partis de la Tortue pour s'aller charger de chairs, de suif et de peaux. On leur donna la chasse rudement, ce qui obligea ceux de dedans à les abandonner et à ce sauver en terre, où ils se jetterent dans les montagnes. On prit 2 de ces vaisseaux, par le moien desquelz on repara la perte des 2 nostres qui avoient été arrestez entre les 2 caps, comme nous avons dit, et la perte aussy de la patache de nostre armée qui avoit échoué sur un banc à la veue du port de Monte Xi 12 sans qu'on en peust rien sauver que les hommes qui étoient dedans. L'armée continua sa route vers Bahiaha13 où elle arriva le mardy 6e de janvier de l'année 1654 et le vendredy suivant dès le matin. Elle en sortit et ce trouva la nuict au-dessous du vent de la colline de Gayrico, à la faveur duquel le lendemain samedy, sur les 10 heures du jour, elle arriva au port de l'isle de la Tortue. Et après avoir passé par devant la forteresse que les ennemis tenoient en ce lieu-là, elle entra dans une petite cale où elle ce mit à terre, les vaisseaux etans rangez de front pour favoriser la descente de l'infanterie. Les ennemis pretendoient bien empescher les nostres d'entrer en l'isle, et pour cet effect ilz s'advancerent sur le bord de la mer et jetterent quelques gens dans l'habitation de Cayan, mais quand ils virent que le gros de nos troupes s'approchoit de ce costé-là, ils abandonnerent ce poste aussitost, et D. Juan Morfa s'en saisit avec son infanterie. Le sergent major D. Balthazar Calderon et les capes D. Gaspar de Castro, D. Antonio Ortiz, D. Lope d'Asmaviva et Francisco Muñoz Vasquez s'y rendirent incontinent et y laisserent D. Antonio Ortiz avec une partie de sa compagnie. Ils passerent outre pour occuper une eminence qui leur paroissoit fort importante, parce qu'il y avoit quelques cabanes ou maisons couvertes de chaume qui pouvoient les deffendre contre les grandes pluyes qui durerent ces jours-là. Les nostres s'en rendirent maistres sans aucune resistance, et aussitost le general D. Gabriel de Roxas et les capes D. Juan de la Parra Solano et Gonzalo Fragoso y vinrent après avoir manqué quelqu'autre dessein qu'ils avoient formé. On y amena aussy en mesme temps tous les vivres et toutes les marchandises qui ce trouverent dans l'habitation qui estoient en assez bonne quantité. L'armée marcha après vers une montagne fort rude et qui luy donna beaucoup de peine à monter. Le lendemain on découvrit du haut de cette montagne une maison avec quelques cabanes et une grande piece de terre pleine de cannes à sucre. Le cape D. Gaspar de Castro et D. Francisco Nuñes Vasquez, avec un corporal de Gusmanes Francisco de Luna, eurent ordre de s'aller saisir de ce poste avec quelque infanterie et un certain nombre de fuseliers, de mousquetaires, et de lances. Ils trouverent que les ennemis s'estoient retirés après avoir mis le feu aux cabanes, et ainsy ilz ce mirent en possession de la maison qui etoit un moulin à sucre manuelle, basty et accompagné de tout ce qui luy etoit necessaire. On y laissa quelques-uns des nostres, et de là nos trouppes s'advancerent vers une autre eminence, qui n'etoit qu'à la portée de l'arquebuse de la forteresse et qui etoit un lieu fort propre pour y dresser une batterie. Les ennemis defendirent ce poste avec beaucoup de courage à la faveur des arbres qui etoient fort epais en cet endroict-là. Mais nos mousquetaires firent si grand feu qu'ilz obligerent les François de ce retirer plus viste que le pas, et de leur quitter ce poste où ilz ce fortifierent comme il falloit aussi bien qu'en un autre endroict qui étoit encor plus proche de la place. Le lundy matin 12 de janvier nostre admiral s'approcha du port de l'isle pour canonner la forteresse et faire diversion. D'abord il feignit adroictement d'estre amy et de ne vouloir que passer après avoir salué la place, ce qui trompa si bien les ennemis, qui ne s'attendoient point à cela, que croians en effect que ce fust un navire de passage, ils parurent sy imprudemment sur les parapetz que nos mousquetaires qui avoient occupé l'eminence et l'autre poste dont nous avons parlé, firent de là une decharge sur eux avec tant de succez pour nous et tant de dommage pour les assiegez qu'ilz n'eurent que trop de sujet de ce repentir de leur imprudence par la miserable mort des leurs. On mit ensuitte 3 pieces en batterie sur cette eminence et 3 autres au poste que nous avons dit, lesquells n'y peuvent estre montées qu'avec un travail incroiable14. Nos gens se rendirent aussy Mes du grand chemin qui conduit de la forteresse au lieu où ce faisoit le sucre. Le cape D. Atonio Ortiz eut ordre de garder ce chemin avec 30 hommes et la garde du moulin à sucre fut donnée au sergent major avec 120 hommes qui etoient encor soutenus de 30 fantassins sous la charge de D. Lope d'Asmavivas. Le capitaine D. Francisco Muñoz Vasquez avec 100 hommes devoit aussi defendre le chemin par où l'on pouvoit aller à nos batteries. Le mercredy 14e on fit monter d'autres pieces de fonte aux batteries qui porterent un nottable prejudice à la place. Cette forteresse aussi bien que l'Isle de la Tortue etoit alors gouvernée par Mr Timoleon de Fontenay, chevalier de l'ordre de St.-Jean, lequel étoit fort en peine de sçavoir d'où venoit cette armée qui avoit mis pied à terre sy resolument dans l'isle et qui le tenoit assiegé dans sa principale forteresse avec tant de préparatifs de guerre. Pour sortir de ce doute, il fit offre de cinq cent pistoles à 4 soldats15 des plus resolus de sa garnison afin de ce glisser adroictement vers nostre camp et faire quelques prisonniers dont il pust apprendre la verité. Ceux-cy sortirent sur les 9 heures de la mesme nuict du mercredy du mercredy16 suivy de 30 fuzeliers soubz la conduicte [mot biffé]17 Sieur Hotman de Fontenay, frère [cadet]18 du gouverneur. Les 4 premiers furent aperceus par nos sentinelles, qui voians leur petit nombre les attaquerent courageusement19, en tuerent un sur la place, en prirent 220 qu'ils menerent au camp, le 4e ne s'etant sauvé qu'à peine, et encore fort blessé. Ces prisonniers etants intimidez declarerent leur dessein et dirent qu'ilz etoient suivis de 30 fuzeliers. On demanda aussitost à une compagnie de lances pour leur aller couper chemin, et ceux-cy firent sy bien qu'ils contraignirent les ennemis de ce retirer avec tant de desordres qu'ils jetterent leurs armes pour ce sauver plus promptement dans la place. Le jour suivant, 15 de janvier, nostre general receut advis de ce qui s'etoit passé la nuict precedente, et voiant l'impatience qu'avoit le gouverneur de l'isle de sçavoir qui luy faisoit la guerre, il luy envoia un trompette avec un pacquet, par lequel il luy donnoit advis que l'armée qu'il voioit etoit au roy d'Espagne et qu'elle étoit envoiée en ce [mot biffé] lieu-là, par le gouverneur et cape general de Sa Ma dans la ville de St.-Dominique, avec ordre d'assieger la forteresse, de la prendre, et de chasser les ennemis hors de l'isle de la Tortue, quand ce siege devroit durer un an, qu'il le prioit de ce rendre à Sa Ma, qu'on luy donneroit quartier soubz des conditions honorables, qu'on luy fourniroit de vaisseaux suffisans pour ce retirer en France avec tous les siens, et que les habitans anglois qui voudroient demeurer au service de Sa M. auroient la liberté de ce tenir dans leurs maisons et pouroient jouir de leurs biens comme auparavant. Le gouverneur de la place, après avoir fait faire une salve de 3 pieces de canon à l'honneur de Sa M. et du general, fit response qu'étant gentilhomme et aiant ordre du roy son Me de défendre cette place, comme le general des armes catholiques avoit ordre du sien et de son cape de l'attaquer et de l'acquerir, il etoit resolu de la defendre iusqu'au dernier moment de sa vie, mais il adjousta que comme depuis peu le chapelain qui etoit dans la place etoit mort, il prioit qu'on luy envoiast quelqu'un pour consumer le St. Sacrement avant que les accidens du pain vinssent à ce corrompre. Cela luy fut accordé, et le P. Nicolas de la Mercy entra dans la forteresse, d'où il raporta le corps de Nostre Seigr. dans nostre camp au bruict de toute l'artillerie et de toute la mousqueterie de l'un et de l'autre party, où étant arrivé il consuma mal les especes sacramentelles, tandis que toute l'armée etoit à genoux avec le respect deue à cette ceremonie. La nuict suivante, deux barques des nostres allerent prendre iusque dans le port une fregate de l'ennemy et saccagerent les cabanes ou habitations des indiens proche de la mer, tellement que par ce moien les chemins par où les ennemis recevoient des vivres du costé de la mer demeurerent entierement fermez. En ce mesme temps les batteries aians encor été renforcées de 4 pieces de canon, le gouverneur21 fit signe qu'il vouloit capituler, le cape D. Gaspar de Castro fut dans la place, d'où pareillement il vint un homme vers nostre general pour demander certaines conditions, lesquelles etant veues et examinées, les unes accordées, les autres rejettées, ce qui ne ce peut pas faire sans beaucoup de contestations. Enfin le traitté fut conclu et signé de part et d'autre aux conditions suivantes :

 

Que le jour suivant avant midy, qui fut le lundy 19e de janvier de cette annee 1654, le gouverneur françois rendroit aux armes du roy la place nommée le St.-Sacrement qui est en l'isle de la Tortue, avec toute l'artillerie, les munitions, et vivres qui y sont, que le gouverneur et ses gens sortiroient avec leurs habits seulement, que les soldats de la garnison emporteroient tout ce qui leur appartiendroit outre leurs armes, et sortiroient enseignes deploiées, tambour battant et bale en bouche22, qu'on leur fourniroit de vaisseaux pour passer en France avec les vivres necessaires pour ce voiage.

 

Soubz ces conditions, et quelqu'autres de moindre consequence, il sortit de la place au jour et à l'heure dont on étoit convenu 330 hommes, sans conter les femmes et les petitz enfans, ny 55 soldats de la garnison qui faisoit en tout plus de 500 personnes. Le gouverneur, accompagné de ce monde-là, passant devant les nostres qui s'etoient rangez en bataille dans la place d'armes qui est devant le chasteau, fit baisser son drapeau jusqu'en terre devant ceux de Sa M. puis continua son chemin vers la mer, où on les fit embarquer pour les conduire en leur pays, tandis que les nostres prenoient possession de la place.

 

C'est un fort roiale de figure reguliere dans une assise très advantageuse et très bien fortifiée. Il consiste en 4 bastions, un donjon et des courtines bien deffendues par 44 grosses pieces de canon qui, jointes à celles qu'on avoit prises dans le fort et en d'autres endroits de l'isle, montent à 74 pieces, la pluspart de fonte. On y trouva 60 quintaux de poudre, grande quantité de bales, de cordes, d'armes, et d'autres provisions. On y trouva aussy quelque vivre, sans conter les labourages de l'ivea23, dont ce fait la cacane, qui est le pain ordinaire de ce pays-là, et sans conter encor plusieurs legumes qui y viennent ordinairement. On y trouva aussy quelques esclaves et des Indiens que les ennemis avoient enlevez de l'isle de Campeche24 l'année 1652, outre plusieurs autres qui sont cachez dans les montagnes de cette isle. On a pris 2 navires : une fregate et huict autres moindre vaisseaux et depuis un vaisseau chargé de sel, ne sachant rien de ce qui etoit arrivé s'est venu rendre dans ce port où il a été pris et le sel distribué aux maistres des troupeaux de Bayaha pour saler des viandes25 et en fournir la garnison de la forteresse qui est de 100 soldats et de quelques Irlandois soubz la charge du maeschal de camp D. Juan de Morfa qui est demeuré pour le present dans la place.

 

L'isle de la Tortue, quoyqu'elle soit presque partout pleine de montagnes et neantmoins fort agreable et très abondante en toutes sortes de fruictz, il y croist quantité de bois de bresil et d'autres encor propre à faire des navires et des fregates. L'air y est moins frais et moins humide que dans l'isle espagnole26. Elle est à 20 degrez de la ligne equinoctiale et s'etend quelque huict lieues en largeur de l'est à l'ouest. C'est de ceste isle que les ennemis faisoient des courses sur toutes les costes des Indes, depuis Cartagene jusqu'au Golfe de Mexique et sur toutes les costes de terre ferme. Il est impossible d'estimer la valleur de leur pillage et des voleries qu'ilz exerçoient sur les marchandz. Il suffit seulement de sçavoir que le gouverneur françois confessa que l'année passée 1653 il avoit envoyé jusqu'à 22 vaisseaux en courses en differentz endroicts, lesquelz esperoient tous de ce rassembler à ce printemps et ce joindre encor avec d'autres pirates pour conquerir l'isle de Xamayca27 qui appartient aux ducs de Veraguas28.

 

Nous n'avons perdu à la prise de cette place que deux hommes seulement. Encor n'ont-ilz point été tuez par les François mais par un maladroit de nostre costé. Il y est mort 30 hommes dez ennemis avec 53 blessez et contant la deppense qui s'est faite en cette entreprise tous frais fais, il en revient aux coffres du roy plus de [passage biffé]29. On donna incontinent advis de ce bon succez au president de la chancellerie royale de St.-Dominique, lequel en envoia promptement la nouvelle en ce pays-cy par un vaisseau exprès qui, étant party de son port au mois d'apvril, est arrivé en Espagne en juin de cette mesme année 1654.

 

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Notes pour le texte espagnol

 

1 Juan Francisco de Montemayor Cordoba y Cuenca (1618-1685), homme de loi et juge, gouverneur de Saint-Domingue de 1660 à 1662.

 

2 Le personnage ne semble pas avoir laissé de trace dans l'histoire en dehors de cette action sur la Tortue.

 

3 Don Juan Morfa Gerardino : John Murphy Fitzgerald, Irlandais combattant pour les Espagnols contre les Anglais de Cromwell et, ici, contre les Français, sans pour autant jamais obtenir complètement la confiance des Espagnols, selon David F. Marley (Pirates of the Americas, vol. I, p. 273).

 

4 Le mot est inséré en interligne supérieure.

 

5 Peste : à l'époque moderne, le mot désigne tous types de maladies épidémiques. Il est fort probable qu'il s'agisse ici par exemple d'épidémies de fièvre jaune, dues au commerce triangulaire, et non de peste proprement dit.

 

6 Conseiller.

 

7 Capitaine.

 

8 Compagnies.

 

9 Le cap Engaño est la pointe orientale de l'île d'Hispaniola, et aujourd'hui de la République dominicaine.

 

10 Bayaha : ville dans le nord d'Hipaniola, plus tard dénommée Fort-Dauphin puis maintenant Fort-Liberté en Haïti, près de la frontière avec la République dominicaine.

 

11 Monte Christi : aujourd'hui San Fernando de Monte Cristi, au nord de l'île d'Hispaniola, en République dominicaine mais proche de la frontière haïtienne.

 

12 Monte Cristi.

 

13 Le premier « h » a été remplacé par l'annotateur par un « y » correspondant mieux à la graphie française du nom de la ville.

 

14 Le « travail incroyable » dont se félicite le chroniqueur a sans doute été effectué par des esclaves au service des Espagnols, comme le rapporte Du Tertre (voir bibliographie en fin d'article).

 

15 Les mots biffés ici le sont d'un trait de haut en bas, et sans aucun doute par l'annotateur désapprouvant cette mention ou la jugeant fausse. Seul le mot « cinq » est intact.

 

16 Il est plus probable que le mot soit biffé en raison de sa répétition par le traducteur que par le commentateur du document.

 

17 Le mot est illisible (« Thomas »?). Il semble que ce soit un prénom erroné, corrigé en interligne par un autre prénom biffé (« Matthieu »?). Timoléon Hotman de Fontenay avait deux frères aînés, Vincent et Mathieu, et un frère cadet prénommé Thomas, ou peut-être César.

 

18 Le mot est en interligne supérieure.

 

19 La phrase est piquante, le courage étant généralement d'attaquer un grand nombre d'ennemis plutôt qu'un petit...

 

20 Le chiffre semble biffé, mais dans le doute nous nous abstenons.

 

21 Ici, une croix comme pour signifier une insertion, ou les annotations en marge gauche.

 

22 Ces caractéristiques de reddition (tambour battant, enseignes déployées et balle en bouche) correspondent aux honneurs de la guerre, accordés par un assaillant à une garnison qui livre une place forte et la quitte. Ces honneurs de la guerre ne sont pas systématiques et dépendent du bon vouloir de l'assiégeant.

 

23 Ivea : aucune hypothèse n'est satisfaisante pour savoir ce que désigne le texte sous ce nom. La papaye ou la goyave sont deux mots arawak (langue amérindienne d'Hispaniola), mais on ne fait aucun pain avec la goyave ou la papaye. Troisième possibilité: le fruit de l'arbre à pain (Artocarpus altilis), mais la plante n'a été introduite aux Antilles que vers 1790, pour servir de nourriture aux esclaves (cf. l'aventure du Bounty). Autre possibilité, peut-être la plus plausible : le topinambour ; il est connu et cuisiné par les Arawaks et on peut en faire de la farine, mais il vient surtout aux Antilles via... les Français, qui l'ont découvert au Canada.

 

24 Campeche au Mexique, sur la péninsule du Yucatan. Il n'est pas censé y avoir une île au large de la cité, non plus que la cité ait été une île. L'île de Campeche au Brésil est bien trop loin pour que ce soit elle qui soit concernée.

 

25 Saler les viandes de troupeaux pour qu'elles se conservent plus longtemps, à destination des soldats et des divers équipages de navires, était le rôle des fameux « boucaniers » de la Tortue.

 

26 L'isle espagnole : traduction littérale d' « Hispaniola », île aujourd'hui partagée entre Haïti et la République dominicaine.

 

27 La Jamaïque. Voir note suivante.

 

28 Les ducs de Veragua sont les descendants du fils de Christophe Colomb, Diego Colomb, dont la veuve renonça pour son fils Luis Colón de Toledo au titre de gouverneur des Indes en échange notamment du titre de duc de Veragua et de la seigneurie de l'île de la Jamaïque avec le titre de marquis.

 

29 Le texte original imprimé en espagnol mentionne 20 000 ducats (ducados) mais voir le commentaire en marge (du traducteur plutôt que du commentateur) pour savoir pourquoi la somme n'apparaît pas ici. 




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Bibliographie

MARLEY, David F., Pirates of the Americas, vol. I (1650-1685), Santa Barbara (Ca) : ABC Clio, 2010

DU TERTRE, Jean-Baptiste, Histoire générale des Antilles habitées par les François, tome 1, Paris : Thomas Jolly, 1657

 

SACY, Claude-Louis-Michel de, L'honneur françois, ou Histoire des vertus et des exploits de notre Nation, t. 9, Paris : Nyon aîné, 1784



Nos remerciements à M. Alexandre Tur, conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, pour nous avoir communiqué les images de passages masqués à la numérisation.