Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre originale de Jeanne de Gondi, prieure de Saint-Louis de Poissy, à Michel de Castelnau de la Mauvissière, du 12 janvier [1587].

Bibliothèque nationale, Cinq cents de Colbert, cote 472 - III, pages 435-436.

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f227.item et

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f228.item

 

 

 

 

 

 

Portrait de Marie Stuart à l'âge de neuf ans

(école de François Clouet. Dessin à la pierre noire, sanguine, crayon bleu, craie blanche. 1552. Chantilly, Musée Condé)



La rentrée scolaire (au couvent) d'une élève déjà brillante

 

Le document est une lettre privée, écrite par Janne ou Jeanne de Gondi de Retz1, prieure du couvent de Saint-Louis de Poissy2, et adressée au père d'une nouvelle élève, Michel de Castelnau de la Mauvissière, ancien ambassadeur de France en Angleterre (1575-1585), depuis peu rentré en France avec une partie de sa famille.

 

L'élève, Catherine Marie de Castelnau de la Mauvissière, vient d'être conduite au couvent quelques jours à peine avant cette lettre, une ou deux semaines tout au plus, suite au décès de sa mère (novembre ou décembre 1586). Celle-ci, née Marie Bochetel, avait une santé défaillante depuis longtemps mais la cause ultime de la mort semble avoir été un accouchement malheureux auquel l'enfant n'a pas survécu non plus.

 

Catherine Marie est prénommée ainsi en hommage à ses deux marraines, deux reines, Catherine de Médicis et Marie Stuart. La reine d'Ecosse échangea quelques phrases écrites avec elle pour la féliciter de ses dons :

 

« Ma filleule ma mie, j'ay esté très-aise de voir par vos lettres la preuve des perfections dont j'ai entendu que Dieu vous a douée en si grande jeunesse ».3

 

Du vivant de sa mère et lorsque son père est ambassadeur en Angleterre, Catherine Marie a durant deux ans (1583-1585) un maître ès langues très recherché dans l'Angleterre de l'époque en la personne d'un ami de son père, John Florio. Brillant écrivain polyglotte, lexicographe et traducteur italo-anglais, il est de plus employé à l'occasion par l'ambassade en dehors de son rôle de professeur.4

 

Selon Giordano Bruno, autre ami de son père et fameux philosophe qui résida également à l'ambassade de France à Londres, Catherine Marie de Castelnau-Mauvissière semble, comme le signale Marie Stuart dans sa lettre, être une enfant brillante aux multiples talents :

 

« Parlerai-je de [votre] noble fille, qui à six ans à peine parle déjà si bien et si également italien, français et anglais, que personne ne peut dire sa nationalité ; elle joue si bien de divers instruments que l'on se demande si c'est œuvre de chair ou d'esprit, et pour sa maturité et son noble maintien, si elle est terrestre ou descendue des cieux. »5

 

La date de naissance de Catherine Marie n'est pas connue avec exactitude, mais ce passage de Giorgano Bruno datant de 1585, elle peut être née en 1579, date compatible avec celle du mariage de ses parents (juillet 1575) et la naissance de deux frères aînés, sans doute respectivement en 1576 et 1577.

 

Lorsqu'elle est amenée au couvent de Poissy, elle a donc entre 7 et 8 ans, mais elle est déjà très bien armée pour faire les études que l'on permet aux filles nobles à cette époque, c'est-à-dire essentiellement les langues anciennes et étrangères et la musique.

La lettre est signée de Jeanne de Gondi, mais le corps de la lettre est de la main d'un(e) secrétaire, car la lettre suivante du recueil, de la même Jeanne de Gondi, est rédigée d'écriture différente mais clairement identique à celle de la signature. C'est donc cette seconde lettre qui est holographe (entièrement de la main de son auteur) : voir la lettre de Jeanne de Gondi à Michel de Castelnau de la Mauvissière du 25 janvier [1587].

 

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          A Monsieur, Monsieur de Mauvissiere6

 

          Monsieur, quoyque la suffisance de ce porteur7 soit assés pour vous assurée de la continuation de la bonne santé de nostre petite fille, cy esse que8 je ne l'ay voulu lesser retourner cens ce most pour vous suplier de croire que je n'y permettray aucune diminution aulx vertus aulxquelles elle a bon coumensement. Més d'abondant je les y fais augmenter chascun jour au mieulx qu'il m'est possible. Il y cy9 peu qu'elle est avecque moy qu'elle ne me peut à grant paine recognoistre et est bien assés sur ce changement d'abitation de l'acoustumée cens10 la forcer, més11 je voy bien que son bon naturel ne rendra point mon travail inutille, outre que je le sentiray très bien emploié ci je suis heureuse de vous pouvoir contenter en chose qui vous est si chere et recommandable. A quoy je travailleray de pareille afection que je vous baise bien humblem[ent]12 les mains, supliant le Createur vous donner,

 

          Monsieur, en parfecte santé, très longue et heureuse vie. A Poissy ce xiie jenvier [1587]13,

 

          (Je n'ay point receu la lettre qu'il vous a pleu m'escrire par ce dict porteur car il dict l'avoir perdue. J'en seray marrie d'autant plus cy il y avoit quelque commendement à quoy je ne vous puisse obeir.)

 

          Vostre bien humble et plus afectionnée à vous servir,
           [signature] De Gondy, prieure de Poissy

 

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Notes

 

1 Jeanne ou Janne  de Gondi de Retz, fille d'Antoine de Gondi et de Marie-Catherine de Pierrevive, née entre 1542 et 1552 (donc ayant ici entre 35 et 44 ans), est nommée prieure par le roi Henri III en 1583. Les religieuses préférant Marthe de Boufflers, âgée de plus de 80 ans, cette nomination de Jeanne de Gondi doit être confirmée par le général de l'ordre en 1583. Jeanne de Gondi meurt en 1623.

 

2 Saint-Louis-de-Poissy est alors un beau couvent de dominicaines au nord-ouest de Paris, marqué en ce temps par la personnalité d'Anne des Marquets (1533-1588), religieuse mais néantmoins poétesse accomplie. Le couvent est connu surtout pour le fameux colloque de Poissy qui s'y tint en 1561. On y signale également quelques débordements de mœurs parmi les religieuses dès la même époque, avant même qu'Henri IV n'y trouve une de ses éphémères maîtresses. Les restes du couvent accueillent de nos jours un musée du jouet (https://www.ville-poissy.fr/index.php/sport-culture/equipements-culturels/musee-du-jouet/le-batiment-prieure-royal-saint-louis.html).

 

3 Mémoires de Michel de Castelnau, éd. Le Laboureur, 1731, III, p. 109.

 

4 John Florio fut le premier à traduire Montaigne en anglais. Pour ceux qui pensent que Shakespeare n'a pas écrit toutes ses pièces, voire qu'il n'a jamais existé, il est un des candidats à la création de l'oeuvre shakespearienne.

 

5 Cité par France Yates, John Florio : The Life of an Italian in Shakespeare'England, Cambridge University Press, 1934, p. 63. Nous avons traduit de l'anglais.

 

6 Figure au f° 436, qui est le verso de la lettre.

 

7 I. e. le porteur de la lettre, non identifié ici, souvent un membre de la domesticité de l'expéditeur. C'est de lui qu'il est question et non de la petite fille dans la partie de phrase qui suit (« l'ay voulu l[ai]sser retourner »).

 

8 Pour « si est-ce que » : toujours est-il que.

 

9 Sic. Manque le « a » de « il y a » pour « il y a si peu [de temps] ».

 

10 On restitue le « s » conforme à la graphie du mot ligne 3 mais sans certitude, la lettre est tachée d'encre.

 

11 De même ici on restitue le « s » car la lettre est tachée d'encre.

 

12 Le mot est au bord de la feuille : le signe d'abréviation ou la fin du mot est manquant(e).

 

13 La lettre ne porte pas d'année. La date est restituée d'après le contexte de la mort de la mère de Catherine Marie de Castelnau et une lettre d'une dame de Vulcob du 25 décembre 1586 (même recueil des Cinq-cents de Colbert-472-III, f° 355) qui mentionne la décision du père et du grand-père maternel de la faire entrer sans délai au couvent de Poissy.


Bibliographie

Enza de Francisci & Chris Stamatokis (éd.), Shakespeare, Italy, and Transnational Exchange : Early Modern to Present, Routledge, 2017

 

Frances Yates, John Florio : The Life of an Italian in Shakespeare's England, Cambridge University Press, 1934

 

François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, Histoire de l'enseignement et de l'éducation. Tome 2, De Gutenberg aux Lumières (1480-1789), Perrin, 2003

 

John Bossy, Giordano Bruno and the Embassy Affair, Yale University Press, 1991

 

Mémoires de la Société historique et archéologique de l'arrondissement de Pontoise et du Vexin français et normand, tome 39 (1929), p. 103 sqq. – version numérisée sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k214044m/f103.item

 

Michel de Castelnau de la Mauvissière, Mémoires de Michel de Castelnau, éd. Le Laboureur, 1731, tome III.

 

Patrick H. Martin, Elizabethan Espionnage : Plotters, and Spies in the Struggle Between Catholicism and the Crown, McFarland & Company, 2016


Epilogue

Nous savons peu de choses sur le reste de la vie de Catherine de Castelnau de la Mauvissière. Son père meurt quelques années après la présente lettre, sans avoir pu asseoir aussi solidement la fortune familiale qu'il l'aurait voulu, mais non sans avoir entretenu un bon et fidèle réseau de parentèle, qui permettra à Catherine Marie de porter en propre les titres de dame de La Lande et de Brion. L'aîné des frères de Catherine Marie meurt en duel jeune encore. Le second frère fait un mariage intéressant mais sans éclat particulier, même si son fils finit maréchal de France (de façon un peu posthume, tel d'Artagnan).

On peut donc supposer que c'est en partie grâce aux talents qu'on sut développer et cultiver chez elle, à son intelligence et à son savoir, que Catherine Marie fit quant à elle en 1595 (dès 16 ans) un assez brillant mariage avec Louis de Rochechouart, seigneur de La Brosse (1569-1627), fils aîné
âgé de 26 ans de François de Rochechouart, de la branche Montigny-La Brosse de cette famille des Rochechouart qui prétendait faire remonter sa noblesse aussi loin que les Capétiens. On trouve Catherine Marie de Castelnau dans certaines généalogies des Rochechouart sous le nom de Catherine de Joinville, du nom d'une baronnie de son père. Non Joinville en Champagne (Haute-Marne), mais une terre plus obscure appelée Joinville ou plutôt Jonville située aujourd'hui sur la commune de Saint-Fargeau-Ponthierry, près de Melun (Seine-et-Marne). Cette branche des Rochechouart Montigny-La Brosse a une postérité au moins jusque sous le Second Empire. Grâce à Catherine Marie, qui lui donne deux enfants avant de s'éteindre en 1612. A 33 ans.


Indexation générale #

#paléographie
#histoiredeléducation
#éducationRenaissance
#enfantsRenaissance

Indexation des noms de personnes

  • Jeanne de Gondi de Retz (fl. 1587-1623)
  • Michel de Castelnau de la Mauvissière (1517-1592)
  • Marie Bochetel, dame de la Mauvissière (....-1586)

  • Catherine Marie de Castelnau  (1579?-1612)
  • Marie Stuart, reine d'Ecosse (1542-1587)
  • John Florio (1553-1625)
  • Giordano Bruno (1548-1600)
  • Louis de Rochechouart, seigneur de La Brosse (1569-1627)

 

Indexation des noms de lieux

  • Poissy (Yvelines). Couvent Saint-Louis
  • Saint-Fargeau-Ponthierry (Seine-et-Marne). Jonville