Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

26 mai 2024

Déclaration d'Henri IV confirmant aux habitants de Villefranche et du Beaujolais le droit de faire des contrats pignoratifs, comme déjà autorisé dans les provinces de Touraine, Berry et Anjou, 7 mai 1609.

Archives nationales, cote X/1a/8646, fol. 427

Manuscrit original numérisé sur :
https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/media/FRAN_IR_053944/c-6y5vkdkmj-16pvg7u09006t/FRAN_0354_036457_L

 

Le contrat de vente (détail),

après 1510.

 

(Quentin Metsys, 1466-1530 ; technique mixte sur bois ; Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Gemäldegalerie)

 



Le droit pignoratif en Beaujolais

 

En France, comme en de nombreux pays catholiques, l'usure, c'est-à-dire le prêt d'argent contre des intérêts excessifs, était particulièrement mal vue, la religion interdisant de toucher des intérêts. La conséquence était l'impossibilité du crédit bancaire, dont l'absence était palliée par des contrats de rentes constituées. Le créancier prête un bien (souvent un bien foncier, une terre, une maison) et touche des revenus réguliers (assimilable en quelque sorte à un loyer) versés par l'emprunteur. La pratique de la rente était extrêmement répandue à tous les niveaux de la société, parfois même pour des sommes fort modestes.

Le contrat pignoratif est une autre façon de percevoir des intérêts pour les possédants, en pratiquant cette fois ce qui est assimilable à un véritable prêt sur gage. La personne qui a besoin d'argent vend (fictivement) un bien et reçoit en échange une somme d'argent, mais elle garde le droit de jouir de ce bien contre le versement d'une forme de loyer (qui est en fait les intérêts de la somme prêtée). Le bien constitue ainsi une forme de gage : si l'emprunteur ne paye pas ce « loyer », le bien est gardé par le créancier, et d'autre part si l'emprunteur rembourse le capital (le prix de la vente du bien), il peut le racheter et redevenir propriétaire de plein droit du bien en question.

On voit qu'à la différence de rentes constituées, le bien prêté dans le cadre d'un contrat pignoratif n'est qu'un prétexte pour ce qui est en fait directement un prêt d'argent. Cela n'échappait pas aux ennemis des prêts à intérêts et les contrats pignoratifs étaient mal tolérés, obligeant la justice à se prononcer et le pouvoir à arbitrer.

On voit ici Henri IV régulariser en Beaujolais une pratique de contrats pignoratifs au nom d'une forme de tradition mais aussi, ce qui est plus intéressant, au nom du manque d'accès au crédit du pays de Beaujolais d'alors, considéré comme à l'écart des flux marchands. Ce qui est une forme de reconnaissance du rôle des détenteurs de capital monétaire (les marchands) dans le développement économique.

Le document est une copie de l'acte original de 1609, issue d'un registre du temps, d'où les mentions sur les actions postérieures (signature, enregistrement en 1610, sceau, etc.).

 

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Henry, par la grace de Dieu roy de France et de Navarre, à tous ceux qui ces presentes lettres verront, salut. Sur la remonstran[ce] qui nous a esté faicte en nostre Conseil par les eschevins1 de Villefra[nche]2 et autres villes de nostre pais et province de Beaujollois que nos subje[ctz], habitans tant desdictes villes que plat pais de lad. province, n'ayant moyen de s'emploier à aucun trafficq et negociation de marchandises, pour estre ledict pais eslongné de riviere3, malpropre et malaisé à toutes voictures et transport de marchandises4, ont esté constrainctz de s'entresecourir par forme de contractz pignoratifz qui y ont [esté] receuz, praticquez et observez par temps immemorial de cent [ou d]eux cens ans et plus, sans que l'on y ayt usé de rentes, et s'il s'en [e]st faict quelques unes ç'a esté fort rarement, ayans toutes les [me]illeures familles dudict pais ainsy usé par le passé sans aucun troubles, laquelle façon de prest ayant passé comme en coustume a esté [a]pprouvee par plusieurs jugemens de nos juges ordinaires et voisins sçachans l'usance dudict pais, et pour ceste raison il n'en a jamais esté faicte aucune recherche par les commissaires deputez à la r[e]cherche des usures quand le proffict qui s'en tiroit n'excedoit celluy qui estoit permis aux contractz de constitution, ce qui a esté coutume jusques à present que aucuns mauvais paieurs ont meu proces contre leurs creanciers et pretendent faire declarer nulz, vitieux et usuraires lesd. contractz et faire imputer au sort principal les interestz paiés volontairement, ce qui pourroit apporter grand trouble et confusion à noz subjectz dud. pais.

A quoy voullant pourveoir et remedier par une expresse declaration de nostre volonté, sçavoir faisons que nous, desirans singulierement le bien et repos de nos subjectz de nostred. pais de Beaujollois et pour obvier aux procès et differends qui pourroient naistre cy après à l'occasion de ce que dessus, avons, de l'advis de nostredict Conseil, declaré et declarons, voullons et nous plaist, que tous les procès et differends qui sont meuz et se pourront mouvoir cy après entre nosdictz subjectz de nostred. pais de Beaujollois sur la vallidité et execution desdictz contractz pignoratifz, les juges à qui en appartiendra la cognoissance ne facent aucune difficulté d'approuver et recepvoir lesd. contractz comme vallables et de decider lesd. differends suivant les reglemens et arrestz donnez en telz cas pour noz subjectz du pais d'Anjou, le Maine, Touraine, Berry et autres noz provinces où l'usage est tel.

Et à ces fins avons iceux contractz vallidez et auctorizez, vallidons et auctorisons, pourveu que le proffict, interest ou fruis n'excede ce qui est permis par noz edictz et ordonnances. C'est assçavoir à raison du denier doulze5 jusques au jour de nostre edict faict sur la reduction des rentes et depuis icelluy au denier seize6, à la charge que tous lesd. contractz pignoratifs cy devant faictz entre noz subjectz dud. pais demeureront commuez et convertiz en constitutions de rentes au denier seize et que pour l'advenir nosd. subjectz ne pourront tirer proffict de leurs deniers, sinon par forme de constitution de rente, et ce à raison du denier seize, ce que nous leur avons deffendu et deffendons très expressement, declarons nulz et usuraires tous contractz qui seront cy après faictz aud. pais autrement que par lad. forme de constitution de rente.

Sy donnons en mandement à noz amez et feaux conseillers tenans nostre Cour de Parlement à Paris et tous autres noz juges qu'il appartiendra du contenu cy dessus faire jouir et user plainement et paisiblement nosd. subjectz dudict pais sans en ce leur estre faict ou donné aulcun trouble ou empeschement et nonobstant toutes choses à ce contraires ausquelles de nostre grace specialle nous avons par cesd. presentes derogé et derogeons pour le bien publicq de nostredict pais.

Car tel est nostre plaisir.

Donné à Paris le septiesme jour de may, l'an de grace mil six cens neuf et de nostre regne le vingtiesme.

Signé sur le reply par le roy en son Conseil particulier et scellé sur double queue en cire jaulne du grand scel.

Registrees ouy le procureur general du roy pour jouir par les impetrans de l'effect et contenu.

A Paris en Parlement, le vingt ungiesme juing l'an mil six cens dix.

Signé Du Tillet7.

Collation faicte avec l'original.

[signature] Du Tillet

 

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Notes

 

1 En 1609-1610 les échevins de Villefranche-sur-Saône sont Noël Bottu de la Barmondière et Laurent Bessie.

 

2 Villefranche-sur-Saône (Rhône), capitale du Beaujolais.

 

3 Le Beaujolais est en partie un pays montagneux, peu fertile, qui, bien que descendant vers la Saône, ne profite pas directement de son trafic, car la Saône longe le pays du nord au sud mais ne le traverse pas. Seul Villefranche-sur-Saône contrôle une partie du trafic fluvial. La Loire est trop loin à l'ouest. Treize petites rivières parcourent le Beaujolais, mais elles sont de peu d'importance. A l'est, de l'autre côté de la Saône, les Dombes sont une terre d'Empire, ce n'est à l'époque pas la France. Mais bien entendu les échevins ont tout intérêt dans leur demande à Henri IV à insister sur la misère du pays pour obtenir ce qu'ils demandent.

 

4 L'accès vers Paris ou vers la rivière de Loire à l'ouest est difficile alors car il faut franchir les cols du Beaujolais. Le pays est naturellement tourné vers Lyon, via la Saône, et à l'époque de Henri IV il ne connaît encore guère de routes très praticables. Les rivières sont le mode privilégié de transport de marchandises jusqu'à une époque très récente.

 

5 Le denier douze correspond à un taux d'intérêt de 8 1/3 %.

 

6 Le denier seize correspond à 6,25 %. L'édit de 1601 impose d'autorité ce taux, qui, contrairement aux tentatives précédentes, est respecté pendant une trentaine d'années.

 

7 Jean du Tillet (mort en 1646), baron de La Bussière, conseiller, notaire, protonotaire du roi, greffier en chef civil du Parlement, conseiller d'Etat.


Bibliographie

  • ARSAC Antoine, La propriété fiduciaire : nature et régime. Thèse (Droit). Université Panthéon-Sorbonne-Paris I, 2013.

  • BEGUIN Katia, La circulation des rentes constituées dans la France du XVIIe siècle: une approche de l'incertitude économique, Annales HSS, nov.-déc. 2005, p. 1229-1244.

  • SCHNAPPER Bernard, La fixation du denier des rentes et l'opinion parlementaire au XVIe siècle, Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 1957, 4-3, pp. 161-170.

 

 

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