Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre de Jacques de Morogues, seigneur des Landes, à Michel de Castelnau de la Mauvissière. [29] février 1588.

Bibliothèque nationale, Cinq cents de Colbert, cote 472 - III, pages 321-322.

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f167.item et 

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f168.item

 

 

Blason de Jacques de Morogues

(d'azur au chevron d'or accompagné en pointe d'une étoile d'argent ; au chef de gueules à trois étoiles d'or).

 



Un protestant écrit à un parent catholique en pleine guerre de Religion.

 

En février 1588 la 8e guerre de Religion en est à sa troisième année. La Ligue aux mains des Guises devient progressivement toute puissante à Paris et dans certaines provinces du royaume, tandis que les princes protestants Henri de Navarre (le futur Henri IV) et Condé, basés à La Rochelle, affrontent les armées royales. L'année 1587 a été riche en batailles et massacres, notamment dans le Poitou et la Saintonge (La Mothe-Saint-Héray, Coutras).

Cela n'empêche pas les liens familiaux entre les divers camps (catholiques, huguenots, et modérés des deux bords). Ainsi cette lettre de Jacques de Morogues, seigneur des Landes et de Sauvage, réfugié à La Rochelle auprès de Navarre, et adressée à Michel de Castelnau-Mauvissière, personnage bien connu sur nos pages1, ancien ambassadeur de France en Angleterre et servant depuis à la Cour du roi Henri III. Jacques de Morogues est doublement l'oncle de l'épouse de Michel de Castelnau. Celle-ci, Marie Bochetel, décédée à la fin de 1586, était la nièce directe de Jacques de Morogues (il est le frère de sa mère) et sa nièce par alliance (il a épousé une sœur de son père) ! Ce type de lien n'est jamais négligé à l'époque et inscrit fermement Jacques de Morogues dans le « clan » Bochetel. Bien qu'il en ait été rejeté suite à sa conversion et à celle de sa femme au protestantisme, on voit ici que cela n'empêche pas l'affection envers Castelnau et les enfants de celui-ci (ses petits-neveux).

Michel de Castelnau, bien qu'ayant eu un rôle non négligeable dans les guerres de Religion, notamment la première, a toujours fait partie des catholiques modérés, ceux que les historiens appellent les « politiques », pour qui comptent avant tout le service du roi et la paix du royaume. La lettre nous montre que son oncle par alliance, quant à lui protestant convaincu (la lettre en témoigne également), et qui a exercé des charges comparables (ambassadeur, gouverneur de La Charité-sur-Loire, etc.) est lui aussi quelqu'un d'assez modéré. Ce sont par ailleurs à cette époque deux vieux sages, Michel de Castelnau ayant plus de 70 ans et Jacques de Morogues ayant au moins le même âge, et sans doute bien plus.

 

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A Monsieur,

Monsieur de Mauvissiere, chevalier de l'ordre du roy2, cappitaine de cinquante hommes d'armes et conseiller en son privé Conseil3.

 

Monsieur,

 

m'asseurant que le temps miserable où nous sommes ne vous peult faire oublier la souvenance de voz bons amys, je me suys tousjours persuadé que pour ne vous avoir escript il y a jà4 longtemps, l'affection et bonne volunté que j'ay tousjours congneue en vous ne vous sera point diminuee.

Mays que vous peult apporter ceste memoire, sinon un ennuy de veoir voz amys en peine ? Nous sommes hors de noz maisons, noz biens saisis et sans grande esperance de veoir mieulx selon la disposition des affaires. Il nous convient doncques de chercher nostre refuge ailleurs que aux hommes, desquelz je ne m'apperçoy d'aucune faveur, et nous appuyer sur l'esperance5 certaine de celluy6 qui n'abandonne point les siens et qui nous force s'il luy plaist porter patiemment nostre croix.

Je n'ay que bien peu souvent des nouvelles de vostre bonne tante que je pence estre encores à Sauvages, si on ne l'en a chassee7, auquel cas il fault que nous facions provision de besasse8 pour nous et pour noz enfans. On s'atend en ces quartiers de deçà d'y avoir bientost la guerre9, et le pays s'i prepare de telle façon qu'elle ne peult estre que longue et avec perte tousiours des subjectz du roy tant d'une part que d'aultre, et la fin doubteuse d'esperance de paix qui se puisse faire asseuree. Je n'y en veoy point selon mes petis discours. Vous estes au lieu d'où et le bien et le mal derive10 pour en juger plus pertinemment, et seroys bien ayse d'estre deceu de mon oppinion.

Il y a un an passé que je n'ay gueres bougé11 de ce lieu, d'où je vous ay cy devant mandé de mes nouvelles et où j'en ay depuys receu des vostres, et pence de n'en partir que je ne voye qu'il ne face mieulx pour moy ailleurs. Cependant s'il vous plaist me faire part de vos nouvelles [et de mes neveux et niepce]12 , je les recepvray de telle affection qu'en cest endroict je desire estre recommandé bien humblement à vos bonnes graces et que je prye Dieu,

 

Monsieur,

vous donner en santé heureuse et longue vye. De La Rochelle, le dernier fevrier 158813.

Vostre plus humble et obeissant allyé pour vous servir,

[signature] Des Landes

 

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Notes

 

 

2 Michel de Castelnau est chevalier de l'ordre de Saint-Michel. En 1578 Henri III a fondé un nouvel ordre de chevalerie, l'ordre du Saint-Esprit, mais Castelnau ne le reçut jamais.

 

3 Cela n'indique pas que Castelnau soit un conseiller proche ni régulier du roi, mais que le roi l'a déjà consulté à quelques reprises dans ses domaines d'expérience (relations avec les mercenaires allemands, avec l'Ecosse et l'Angleterre, etc.). En 1588, toute la carrière de Castelnau est derrière lui et c'est un vieux serviteur des rois Valois.

 

4 « Jà » : déjà.

 

5 « Sur l'espérance » est écrit une deuxième fois et biffé.

 

6 Il est bien entendu question de Dieu ici, comme dans le pronom « luy » qui suit dans la phrase.

 

7 Il s'agit ici d'Anne Bochetel, dame de La Mothe, sœur de l'épouse de Jacques de Morogues, et donc elle aussi tante de l'épouse de Michel de Castelnau. Elle réside au château de Sauvages (ou Sauvage, aujourd'hui sur le territoire de Beaumont-la-Ferrière, Nièvre), demeure de Jacques de Morogues. Bien que catholique, elle peut être inquiétée par l'un ou l'autre camp, puisque la maison appartient à ce beau-frère protestant. Ou bien simplement parce que le site est tout près à l'est de la Charité-sur-Loire, passage sur la Loire extrêmement convoité par toutes les armées durant les guerres de Religion. Or une armée de mercenaires protestants venant d'Allemagne cherche à rejoindre Navarre et Condé en passant par la Champagne et la Bourgogne dans ces années 1587-1588.

 

8 « Besasse » : besace. C'est un sac à usage personnel, de taille petite ou moyenne, et utilisé pour le voyage. Comme ailleurs dans le texte on est dans le vocabulaire de l'exil, du déplacement de réfugiés avec seulement de maigres biens, bien que rien ne prouve qu'il faudrait prendre cela au pied de la lettre.

 

9 Depuis le milieu de février 1588, le duc de Guise réclame du roi le commandement d'une nouvelle armée pour aller faire la guerre au roi de Navarre et au prince de Condé en Poitou, Saintonge, etc.

 

10 Michel de Castelnau est censé être à la Cour auprès du roi, et donc bien informé.

 

11 On a dans le même recueil des Cinq cents de Colbert 472-III, page 277, une lettre de Morogues à Castelnau, pleine de la même amabilité et datée du 5 avril 1587 de la Rochelle déjà, où il annonce qu'il sert désormais le roi de Navarre.

 

12 Le passage entre crochets est rajouté en marge (deux fois, par deux mains différentes), avec un signe d'insertion dans le texte. Il s'agit des fils et de la fille aînée de Castelnau. Le fait que « nièce » soit ici au singulier semble confirmer que la deuxième fille de Castelnau, Elisabeth, dont on ne sait presque rien, est bien morte peu après sa naissance (intervenue en novembre ou décembre 1586 ?) et que Morogues désigne l'aînée, Catherine Marie, dont nous avons déjà parlé dans ces pages (https://manuscrit-esperluette.jimdofree.com/prieure-de-poissy-1587-01-12/ et https://manuscrit-esperluette.jimdofree.com/prieure-de-poissy-1587-01-25/).

 

13 1588 est une année bissextile, le « dernier février » est donc un 29.


Bibliographie

CASTELNAU DE LA MAUVISSIERE, Michel de, Mémoires de Michel de Castelnau, éd. Le Laboureur, 1731, tome III.

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