Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

17 juin 2023

Copie d'une lettre de Jean de La Valette, grand maître de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, à la reine Elisabeth Ière. 8 juin 1561.

British Library, State letters and papers (Hardwick Papers vol. 482), cote Add MS 35830, page 125r.
Manuscrit original numérisé sur :

http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_35830_f125r

 

Portrait de Jean de La Valette

devant la ville de La Valette en construction.

 

(Mattias Zunndt, 1566. Estampe (détail), Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-QB-201 (6))



Le grand maître de l'Ordre de Malte écrit en français à la reine d'Angleterre Elisabeth Iere.

 

L'auteur est le plus célèbre grand maître de l'ordre de Malte1, Jean de La Valette2. Il doit sa gloire à la défense victorieuse de la ville de La Valette, pendant le grand siège de Malte par les Ottomans en 1565.

La lettre est une copie de l'époque, conservée à la British Library. Bien qu'elle n'ait à première vue rien de bien singulier, on peut être étonné par le ton qu'y emploie Jean de La Valette en un temps où les relations entre l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem et l'Angleterre sont plutôt malheureuses. Le roi Henri VIII a en effet supprimé l'Ordre dans son royaume depuis plus de vingt ans (1540) et il en a sécularisé les biens, au moment où il a rompu avec le catholicisme romain. L'Ordre est rétabli en Angleterre en 1557 pendant la parenthèse catholique de la reine Marie Tudor, mais lorsque sa sœur Elisabeth parvient au trône l'anglicanisme reprend ses droits. L'Ordre de Malte entreprend des négociations avec la nouvelle reine mais elles échouent définitivement en 1560 et la souveraine confirme la décision de son père Henri VIII : le prieuré d'Angleterre, c'est-à-dire la composante anglaise de l'Ordre, est définitivement supprimé, ses domaines sont confisqués et il ne peut plus recruter en Angleterre.

L'ordre de Malte continue cependant d'avoir des Anglais dans ses rangs. Sans doute très peu en vérité, bien que lors du siège de 1565 leur soit confié un secteur à défendre en propre3. Pourtant on voit dans la lettre un grand maître de l'Ordre très déférend vis-à-vis de la reine Elisabeth et qui multiplie les signes de sa volonté de maintenir le plus de liens possibles avec elle (envoi de messagers de qualité, envoi prochain d'un haut dignitaire de l'Ordre en Angleterre, rappel de l'existence de chevaliers anglais à Malte). Malgré l'échec des négociations l'année précédente il semble évident qu'il garde l'espoir de faire revenir la reine sur ses décisions, se fondant sans doute sur le fait que l'accession d'Elisabeth au trône est relativement récente et que le protestantisme anglais est encore mal assuré. Par ailleurs, l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem a grandement besoin du soutien de la noblesse et des souverains chrétiens, à l'heure où il vient de subir un échec cuisant contre le corsaire ottoman Dragut (Djerba, 1560) qui s'apprête à contre-attaquer bientôt de façon spectaculaire.

 

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Madame,

pour satisfaire à nostre debvoir, et pour executer le grande desir que tout cest ordre a tousjours eu de envoier ung gentilhomme des nostres,4 vers Vostre Majesté pour luy faire la reverence, et presenter le très humble service d'icelluy, que ne s'est peu commodement faire à cause des armés turquesques que ses annees passés ont esté en ces cartiers, jusques à present, et dernierment que nous depeschasmes l'hospitallier5 dudit ordre pour ce faire, lequel nous avons entendu s'estre arresté en passant à la Court de France, pour certaines affaires pour après s'acheminer en toute dilligence vers Vostredite Majesté, attendant lequel temps nous avons prinse la hardiesse d'escripre ce mot de lettre à icelle avecques très humble supplication de recevoir cedit ordre et beaucoup de gentilhommes voz vassaulx, que sont en nostre compagnye, au nombre de ceulx qu'il vous plaist faire dignes de voz graces et liberalitez, vous suppliant très humblement, Madame au surplus arrivant nostredit hospitalier, luy vouloir faire cest honneur que de l'ouyr sur le faict de sa charge, et comission, et après nous faire particippans trestous6 de vostredite grace. De quoy nous nous estimerons bien heureux, mesmement s'il vous plaist nous honorer de bons commandemens ausquelz ne faulderons d'user de toute nostre deue obeissance. Suppliant le Createur qu'il vous doint7, Madame, en parfaicte santé, très heureuse et longue vie, de Malte, ce viii jour de juing 1561.

 

Vostre très humble, et très obeissant serviteur,

 

le maistre de l'Hospital de Jherusalem

 

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Notes

 

1 Le nom exact de l'ordre est « ordre de Saint-Jean de Jérusalem ». On nous excusera de parler d'ordre « de Malte » : bien qu'il ne porte jamais ce nom à l'époque qui nous intéresse ici, c'est son nom le plus usité en France. Chassé de Terre sainte, puis de Rhodes par les Turcs, l'ordre s'installe en 1530 sur l'île de Malte confiée par Charles Quint. Disparu au XIXe siècle, il est recréé en 1961 sous le nom d'Ordre souverain militaire et hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte. Il est sorti en mai 2023 d'une crise remontant à 2017 et il a un nouveau grand maître. Il ne doit pas être confondu avec le Très vénérable ordre de Saint-Jean, ou Most Venerable Order of the Hospital of Saint John of Jerusalem, ordre de chevalerie protestant dont le chef est le souverain britannique, en ce moment le roi Charles III.

 

2 Jean de La Valette (1494-1568), dont le nom correct est plutôt Jean de Valette, est le fondateur éponyme de la capitale de Malte, La Valette (Valletta en maltais), sur laquelle se focalise l'attaque turque de 1565. Comme nombre de grands maîtres de l'ordre de l'époque, il est élu à cette fonction à un âge avancé après une longue carrière militaire et avec une réputation de bravoure prononcée.

 

3 En fait sans doute un secteur à commander mais avec des hommes de troupe maltais.

 

4 Les virgules étant très visibles dans le document, nous les reproduisons là où elles sont, bien qu'elles soient parfois inopportunes, et n'en avons pas ajouté ni retiré au texte.

 

5 Le grand hospitalier, ou hospitalier, était le troisième plus haut dignitaire de l'ordre, responsable de la surveillance des établissements sanitaires, charitables et éducatifs de celui-ci. La fonction revient traditionnellement au chef de la « langue » ou « province » de France (par opposition aux six autres : Provence, Auvergne, Italie, Angleterre, Espagne, Allemagne). En 1561, le grand prieur de France est François de Lorraine-Guise (1534-1563), cadet de la famille des Guise.

 

6 « Trestous » : absolument tous.

 

7 « Doint » : une forme ancienne du subjonctif présent du verbe donner. Qu'il vous donne.


Bibliographie

  •  BROGINI Anne, Les Hospitaliers et la mer, XIVe-XVIIIe siècles, Chamalières : Lemme edit, 2015.
  • BROGINI Anne, Une noblesse en Méditerranée : le couvent des Hospitaliers dans la première modernité, Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2017.
  • GALIMARD FLAVIGNY Bertrand, Histoire de l'ordre de Malte, Paris : Perrin, 2006.

  • SAINT-ALLAIS Nicolas de, Nobiliaire universel de France, ou Recueil général des généalogies historiques des maisons nobles de ce royaume, tome 20, Paris : Librairie Bachelin-Deflorenne, 1875.

  • O'MALLEY Gregory, The Knigts Hospitaller of the English Langue, 1460-1565, Oxford : Oxford University Press, 2005.

  • VERTOT René Aubert de, Histoire des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, appelés depuis les chevaliers de Rhodes, et aujourd’hui les chevaliers de Malte, Paris, 1726.


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