Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre de Nicolas Foucquet, intendant de la généralité de Paris, au cardinal Mazarin au sujet du gouvernement de Dieppe, alors sous les ordres du marquis du Plessis-Bellière. 1650.



Jacques de Rougé, marquis de Plessis-Bellière

(Jehan du Seigneur [1808-1866]. Sculpture en plâtre, 1840. Château de Versailles. Photo RMN-Grand Palais/Franck Raux)



 Qui commande au château de Dieppe ?

 

En février 16501, la duchesse de Longueville tente de s'emparer de la ville de Dieppe. Nous sommes au début de la Fronde des princes. Son mari, le duc de Longueville, ancien gouverneur de Normandie, fait partie des princes arrêtés par Mazarin en janvier, et la duchesse tente de soulever la province. Elle échoue dans ce dessein à Rouen, puis au Havre : il lui reste à essayer Dieppe.

Philippe de Montigny, gouverneur de la ville, lui ouvre les portes du château de Dieppe, mais la ville elle-même veut rester fidèle au roi2 et la duchesse s'enfuit bientôt dans des conditions rocambolesques.

Mazarin réagit en envoyant à Dieppe le maréchal de camp3 Jacques de Rougé du Plessis-Bellière (1602-1654), qui est accueilli avec joie par les Dieppois. M. d'Harcourt, qui fait fonction de gouverneur de Normandie pendant l'emprisonnement du duc de Longueville, nomme Plessis-Bellière gouverneur de Dieppe4. Mais celui-ci n'obtient pas tous les moyens pour s'imposer. On remplace notamment l'homme qu'il a désigné pour être son lieutenant sur place. Plessis-Bellière est un militaire, qui tout en étant gouverneur continue à courir les champs de bataille, situation fréquente alors. Il a besoin d'un homme de confiance sur place à Dieppe comme lieutenant, et le fait que le pouvoir nomme à cette fonction quelqu'un d'autre est une atteinte à son autorité, comme gouverneur bien sûr mais aussi et surtout comme patron d'une clientèle, à laquelle il doit comme tout grand seigneur assurer des postes et des faveurs en récompense de la fidélité à sa personne.

Une autre grande dame intervient alors. Suzanne de Bruc de Montplaisir du Plessis-Bellière (1605-1705), épouse du nouveau gouverneur (et restée plus connue que lui), est une femme influente, grande amatrice d'art et amie de Nicolas Fouquet. Celui-ci n'est pas encore le grand surintendant des finances que l'on connaît, mais son étoile monte, et sa fidélité indéfectible à Mazarin durant la Fronde lui garantit l'attention du ministre. C'est donc par son entremise que l'épouse du gouverneur désavoué demande à Mazarin de revenir sur cette décision (prise par lui ou sous son autorité). D'où cette lettre de Fouquet à Mazarin, non datée, mais établie comme étant de 1650.

Il semble que personne n'ait obtenu satisfaction dans l'affaire. Excepté... l'ancien lieutenant de Dieppe, Philippe de Montigny. En effet Mazarin, dès l'année suivante, réussit à détacher le duc de Longueville du parti des princes. Cela a pour conséquence le retour en grâce du duc et le retour de son fidèle Montigny comme gouverneur de Dieppe jusqu'à sa mort (1675). Avec sans doute un lieutenant, mais pas pour gouverner en permanence à sa place, puisque Montigny réside à Dieppe jusqu'à sa mort et y est inhumé.

La lettre reste quoi qu'il en soit un bon exemple de la façon dont Fouquet sait intervenir pour ses amis. Dix ans plus tard, lors de sa fameuse arrestation sur ordre de Louis XIV, la marquise de Plessis-Bellière soutient sa cause jusqu'au bout, au point de partager sa disgrâce.

 

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Monseigneur,

 

On vient de donner advis à Madame du Plessis Belliere que dans le Conseil qui se tient à Paris il a esté resolu, soubs pretexte du mauvais estat auquel est la garnison de Dieppe5, d'envoyer quelqu'un pour y comander, autre que celuy que M. du Plessis y a establi6. Je suis obligé, Monseigneur, dans la cognoissance que j'ay de M. du Plessis, de dire à Vostre Eminence que si on luy fait cette injure il n'y a rien au monde qui puisse le retenir un moment où il est, et qu'il recevra le plus grand deplaisir qui puisse jamais arriver à un home à qui l'honeur est sensible au dernier point.

 

Il est important que Vostre Eminence sçache de quelle façon il a esté traitté, et si un autre que luy, qui n'a que le zele et la passion du service qui le touche, en eust usé comme il a fait, après n'avoir pas esté payé d'aulcune chose de ses appointements de l'année derniere, dont tous les autres avoyent esté payez. Vostre Eminence luy ayant doné le gouvernement de Dieppe au lieu de La Bassée, on n'a rien fait de toutes les choses qu'on luy avoit promises, on ne luy a pas donné un quart d'escu pour lever des hommes, ny mesmes signé l'estat7 encor à present, quelque diligence qu'il ayt peu faire, ny pourveu à la subsistance de ceux qu'il y pouvoit mettre. Un autre eust fait assez grand bruit sur un subject si legitime. Vostre Eminence a desiré, nonobstant tout cela, qu'il allast servir en Guyenne. Il a sceu qu'on avoit donné de l'argent à d'autres qui font le mesme voyage et à luy pas un sol. Il n'a pas laissé de partir, tout incommodé qu'il est, sans insister un seul moment pour son payement. Et maintenant, soubs un pretexte que l'on veut retirer les Suisses, on propose de faire comander un autre dans Diepe que celuy duquel il a respondu, qui est un des plus braves hommes du monde, et a defendu des places assez bien pour croire qu'un autre n'y reussira pas mieux, et M. de La Vrilliere8 a refusé de luy donner une commission aussi que de signer l'estat de la garnison. Je suis asseuré, Monseigneur, qu'un traittement si rude le mettra au desespoir, et, comme je sçais que Vostre Eminence n'a point de serviteur plus affectioné, j'ay creu qu'elle ne trouveroit pas mauvais que je luy donnasse cet advis afin qu'à son insceu l'on ne desespere pas le plus passionné de ses serviteurs sans aulcun fondement. Si l'on veut retirer la garnison de cette place, que l'on donne promptement ce qui est necessaire pour en lever une autre telle que l'on voudra, et que l'on signe les estats. Il est certain que celuy que M. du Plessis a establi avec l'agrement de Vostre Eminence rendra bon compte de la place. Je suplie Vostre Eminence, Monseigneur, de me pardoner cette liberté et de croire que si je fais en cette occasion le debvoir d'un amy, je ne fais pas moins ce que doibt une personne qui fait profession d'estre,

 

Monseigneur,

 

de Vostre Eminence très humble et très

obeissant serviteur,

 

[signature] Foucquet

 

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Notes

 

1 Lettre de Colbert à Le Tellier, de Rouen, le 7 février 1650 (Clément, p. 2).

 

2 La ville de Dieppe avait grandement apprécié la visite toute récente (1647) de Louis XIV et de la cour. Le jeune roi avait, à son départ, donné à la ville des gages du plaisir qu'il eut lui-même de cette visite et de l'accueil reçu.

 

3 Cela correspondra au titre de général de brigade bien plus tard. Plessis-Bellière n'est pas encore marquis (1652).

 

4 Il est en effet nommé le 27 février 1650, et non avant la fuite de la duchesse de Longueville (Clément, n. 1 p. 3).

 

5 Selon Colbert, la garnison du château est alors de 1 000 à 1 200 hommes (Clément, p. 2 : lettre de Colbert à Le Tellier, 7 février 1650). Elle ne s'est pas particulièrement distinguée dans la défense du château et de la duchesse de Longueville face aux habitants de Dieppe qui se sont par contre montrés très résolus et ont armé plusieurs compagnies pour aider Plessis-Bellière à prendre possession du château.

 

6 En même temps que M. d'Harcourt établit Plessis-Bellière comme gouverneur de Dieppe, il nomme un sieur des Rocques lieutenant du roi à Dieppe (Desmarquets, p. 393). Mais en principe ce ne peut être lui qui est concerné, car le lieutenant du roi est légitimement nommé par le gouverneur de Normandie (il propose un nom au roi, qui le valide ou non). Il s'agit dans la lettre non du lieutenant du roi, mais du lieutenant du gouverneur : Plessis-Bellière ayant à poursuivre une mission militaire en Guyenne et ne restant pas à Dieppe en dépit de son titre de gouverneur, il doit avoir sur place une personne de confiance pour agir en son nom. Tout ce que l'on sait c'est que l'année suivante, lorsque Montigny est re-nommé par Mazarin gouverneur de Dieppe, Plessis-Bellière ne lui remet pas lui-même le poste, mais laisse le commandement à un sieur de Dampierre avant l'arrivée de Montigny (Desmarets, p. 400). Mais cela ne fait pas forcément pour autant de ce Dampierre le lieutenant du gouverneur en titre. Et s'il l'est, est-il celui choisi par Plessis-Bellière qui aurait obtenu gain de cause, ou celui nommé par le pouvoir et qu'il récuse ?

 

7 Donner l'accord pour le paiement de la solde.

 

8 Louis Ier Phélypeaux, seigneur de La Vrillière (1599-1681), secrétaire d'Etat.

 


Bibliographie

  • CLEMENT Pierre (éd.), Lettres, instructions et mémoires de Colbert. Tome 1 (1650-1661), Paris : Imprimerie impériale, 1861, pp. 3 à 5.
  • DESMARQUETS Charles, Mémoires chronologiques pour servir à l'histoire de Dieppe et à celle de la navigation française. Tome 1, Paris, 1785.
  • PETITFILS Jean-Christian, Fouquet, 1998 (rééd. 2021).

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