Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Copie du sauf-conduit de la reine Elisabeth d'Angleterre aux ambassadeurs du roi de France venant négocier le mariage de la reine et du duc d'Anjou. 12 mars 1581.

Bibliothèque nationale de France, cote Clairambaut 356, pages 223-224.

 

Manuscrit original numérisé en ligne :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9001046m/f405.item

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9001046m/f406.item

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9001046m/f407.item

 

 

 

 

 

Elisabeth Ière d'Angleterre (portrait au tamis, entre 1579 et 1583)

 

(Quentin Metsys le jeune, huile sur toile, Sienne, Pinacoteca Nazionale)

 



De très longues fiançailles

 

En 1581, Elisabeth Ière d'Angleterre a 48 ans, et elle ne s'est jamais mariée. Depuis 1572 cependant, un laborieux projet matrimonial avec le frère du roi de France Henri III, François, duc d'Alençon puis duc d'Anjou, fait son chemin, au gré des intérêts diplomatiques que la reine d'Angleterre et le roi de France pensent y trouver. Le projet de mariage contribue fortement à un rapprochement diplomatique entre la France et l'Angleterre et il ira assez loin, même s'il n'aboutira pas.

Le présent document est réalisé au moment de l'un des points d'orgue de la négociation. En mars 1581, une ambassade extraordinaire de plusieurs hauts personnages français vient en Angleterre pour négocier les termes de ce mariage que chacun croit ou feint de croire sur le point d'aboutir. La reine Elisabeth fait établir plusieurs documents (passeports, sauf-conduits, ordonnances internes) pour garantir que le voyage de la prestigieuse délégation française se passe le mieux du monde. La reine a tenu à ce qu'on lui fasse honneur en choisissant les membres de l'ambassade extraordinaire parmi ce que la France compte de plus distingué dans l'aristocratie et l'entourage du roi. En réalité, il s'agit de personnages d'une importance relative, mais il faut quoi qu'il en soit donner le plus d'éclat possible à l'événement et ne pas risquer un quelconque incident.

L'arrière-plan diplomatique est en effet celui de la montée du péril espagnol pour l'Angleterre, qui soutient la révolte des Pays-Bas contre l'Espagne. L'affaire du mariage avec le duc d'Anjou constitue en fait un semblant de négociation d'alliance avec la France pour effrayer un peu la très puissante Espagne sans pour autant créer de casus belli. Du côté français, tenir en respect Madrid n'est pas absent des préoccupations, mais on voit également dans cette négociation un moyen de neutraliser le soutien (surtout financier) que l'Angleterre apporte sporadiquement aux protestants français (nous sommes entre la 7e et la 8e guerre de Religion). Et Henri III n'est pas mécontent d'occuper avec ce mirage son remuant petit frère qui ne rêve que chimères et couronnes.

 

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Elizabeth, par la grace de Dieu royne d'Angleterre, France1 et Irlande, defenseur de la Foy, etc., à tous et chacuns, marquis, comtes, barons, juges, admiraulx, capitaines, chastelains, conducteurs de gens d'armes, gardes [et] gouverneurs de villes, chasteaux, forteresses, villages, et ports de mer et d'aultres lieux maritimes et de tous passages, voyes et chemins et leur lieutenans pareillement à noz mayeurs, baillifs, connestables, et aultres officiers, ministres, liges2 et subjects quelconcques qui ces presentes lettres verront, salut. D'aultant que le serenissime roy prince nostre frere et très cher cousin le très chrétien3 roy4 à nostre sceu et nous approuvant avec très bonne volunté son dessein, nous auroit envoyé une très honorable legation avec laquelle selon qu'il a esté accordé entre nous se doibt traicter et conferer de choses grandement importantes à l'honneur de chascun de nous, et pour cest effect auroit delegué commis et deputé vers nous ses ambassadeurs les très illustres princes ses très chers cousins Loys de Bourbon, comte de Soissons5, Loys de Bourbon, duc de Montpensier6, pair de France, son lieutenant et gouverneur general en son duché de Bretagne, Françoys de Bourbon prince daulphin7, son lieutenant et gouverneur general de Daulphiné, tous princes de son sang et de sa couronne, Artus de Cossé son très cher cousin, comte de Secondigny, marechal de France8, son lieutenant et gouverneur general ès pais d'Orleans, Chartres, Bloys et pais adjacens, ses amez et feaulx, Loys de Lusignan de Sct-Gelays, seigneur de Lansac9 et de Precy10, chevalier des deux ordres de Sa Majesté11, conseiller et en son Conse[i]l d'Estat, capitaine de cent gentilshommes de sa maison, et chevalier d'honneur de sa très honoree dame et mere12, Taneguy le Veneur13, sieur de Carrouges, comte de Tillières, cheval[i]er de son ordre de Sct-Michel, conseiller en son Conseil d'Estat et privé, capitaine de cent hommes d'armes de ses ordonnances, son lieutenant et gouverneur general ès bailliage de Rouen et Evreux, Bertrand de Salignac, sr. de La Mothe-Fenelon14, cheval[i]er des deux ordres et conseiller en son Conseil privé et d'Estat, Michel de Castelnault15, sr. de Mauvissiere, cheval[i]er de l'ordre de Sct-Michel, gentilhomme de sa maison, capitaine de cinquante hommes de ses ordonnances conseiller en son Conse[i]l privé, gouverneur de la ville et forteresse de Sainct-Dizier, son ambassadeur en Angleterre, Barnabé Brisson16, sr. de Gravelle, conseiller en son conseil privé et président en sa Cour de Parlement à Paris, Claude Pinart17, sr. de Cremaille, premier baron de Valoys, conseiller en son privé Conseil et secretaire d'Estat de Sa Majesté, Pierre Clausse sr. de Marchaulmont et de Courances18 conseiller en son conseil privé et chambellan de son très cher frere le duc d'Anjou, Jacques de Vray, sr. de Fontortes19, secretaire dud. sieur le duc d'Anjou. Il nous a semblé estre bon et necessaire de faire sçavoir à tous et chacun de vous que leur voyage nous est très agreable.

 

Et pour tesmoignage de ce, les avons prins en notre seur et sauf conduict, protection et sauvegarde, donnans et concedant ausd. très illustres princes et nobles seigneurs libre puissance de venir tant par mer que par terre, tant à pied que à cheval, demeurer nuict et jour, sejourner, converser20 et arrester et attendre en notre royaume d'Angleterre et autres seigneuries, juridictions et territoires de notre obeissance tant conjoinctement que separement avec tout leur train, biens, joyaux, or et argent, monnoyé et non monnoyé21, males22, fardeaux et tous autres utenciles, ensemble ou à part, et de là librement et sans aucun trouble et empeschement ou arrest de noz officiers et subjects, passer et retourner en France ou en quelque aultre pais estrangé quel que ce soit.

 

Et pour ce vous mandons, et à chacun de vous, de maintenir, garder et defendre lesd. très illustres princes et seigneurs venans, demeurans et seiournant en nostre royaume, seigneurie, jurisdictions et territoires de nostre appartenance, tant leurs personnes que chevaux, biens, joyaux, or et argent, monnoyé et non monnoyé, males, fardeaux et autres utensiles dessusd., tant conjoinctement que separement, tant par terre que par mer et eaues doulces en allant, venant, demourant, sejournant, conversants et attendants, et aussy retournans de deça en France ou aultres pays estrangers, sans faire ou faire faire à eux ou aucun de leur train et suite, tort, injure, violence, ou empechement quelconque. Et s'il estoit faict aucun tort et moleste23 ou injure à eux ou aucun de leur compagnie en leurs personnes, hardes24 et choses susd., le faire corriger, emender25 et reparer deuement et sans aucune dilation26 et retardation, ce que de notre puissance et auctorité royalle vous mandons et commandons estre faict.

 

Que si quelque chose avoit esté obmise en cestuy notre sauf conduict qui fust de l'efficace et seureté d'iceluy, ou s'il survenoit aucuns doubte ou ambiguité en iceluy, nous voulons que l'interpretation de lad. doubte et ambiguité soit faicte et tournee au profit, advantage et seureté desd. très illustres princes et très nobles seigneurs et de leur train et compagnie. Laquelle seureté et sauf-conduict de chemin par nous octroyee de notre bonne, franche et liberale volunté ausd. très illustres princes et très nobles seigneurs, nous leur promettons tellement entretenir que par tous lieux et endroicts de notre seigneurie vous ne la laisserez enfraindre ou diminuer directement ou indirectement, ny sous quelque ombre, de quelque couleur ou pretexte que ce soit. Et si aucuns viennent à faire et attenter au contraire, vous ayez à informer et proceder contre eux comme crimineux de leze-majesté, violateurs de la foy publique et contempteurs de notre volunté, et les faire punir selon la qualité du crime. Joinct qu'il nous est très certain que lesd. très illustres princes et très nobles seigneurs d'une bonté naturelle qui est en eux et d'affection grande qu'ils nous portent, auront soing et prendront garde que aucun de leur train et compagnie ne face chose quelconque au prejudice de notre auctorité royale, puisse apporter dommage à notre peuple.

 

En tesmoignage de quoy nous avons faict faire ces lettres patentes donnees à notre palays de Wesmestre27 le 12e jour de mars, l'an de grace 1581 et de notre regne le 23e. Signé : Elizabeth28

 

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Notes

 

1 Héritage de la Guerre de Cent Ans, malgré le traité de Picquigny (1475), les rois et reines d'Angleterre continuent à se prétendre rois et reines de France jusqu'en... 1800 (acte d'Union).

 

2 Liges : vassaux.

 

3 L'abréviation est exprimée avec le chrisme en lettres grecques « Χ » et « Р ».

 

4 En faisant écrire « roi très chrétien » (titre particulier aux rois de France) au lieu de « roi de France », la reine d'Angleterre évite d'appeler Henri III « roi de France », ce qui serait contradictoire avec le propre titre qu'elle revendique de reine d'Angleterre, de France et d'Irlande. C'est là un document officiel, où elle nuirait à ses prétentions en reconnaissant à Henri III son titre de roi de France, même si cela ne change rien à ses bons rapports avec Henri III à cette époque par ailleurs.

 

5 Le comte de Soissons à cette époque est Charles de Bourbon-Condé (né en 1566 : il a 15 ans), et non Louis. Son père est Louis Ier de Bourbon-Condé, comte de Soissons, duc d'Enghien, prince du sang et important chef protestant, mais il est mort en 1569 à la bataille de Jarnac. Catholique, Charles est le demi-frère de Henri Ier prince de Condé, chef des protestants. Il aura un fils prénommé Louis, mais en 1604... Ce document reprend les noms inscrits dans la commission établie par la chancellerie française, et l'on y retrouve ce même nom de Louis de Bourbon, comte de Soissons. Ils sont inscrits par ordre de préséance, en commençant par les princes du sang.

 

6 Louis III de Bourbon-Vendôme, duc de Montpensier (1513-1582), chef intransigeant des armées royales pendant les guerres de religion, gouverneur de Bretagne.

 

7 François de Bourbon, duc de Montpensier (1582), fils du précédent, connu toute sa vie sous ce titre de « prince dauphin d'Auvergne ». Né en 1542, mort en 1592, proche de la famille royale et l'un des commandantsde l'armée royale dutant les guerres de Religion, gouverneur du Dauphiné depuis 1567.

 

8 Artus de Cossé-Brissac, comte de Secondigny (1512-1582), maréchal de France et, depuis 1569, lieutenant général pour l'Orléanais, l'Anjou et la Touraine, commandant des armées royales durant les guerres de Religion, mais interné à la Bastille en 1574 sous le soupçon d'appuyer un parti favorable au duc d'Alençon à l'approche de la mort de Charles IX, il est fraîchement libéré en 1581 pour participer à cette ambassade en Angleterre.

 

9 Louis de Saint-Gelais de Lansac (1513-1589), baron de La Motte-Saint-Héray. Il passait pour être le fils naturel de François Ier. Il a été maire de Bordeaux et ambassadeur au Concile de Trente. Son fils, Guy de Saint-Gelais de Lansac (1544-1622), est un ami personnel de Michel de Castelnau de la Mauvissière.

 

10 Précy-sur-Oise, où Louis de Saint-Gelais de Lansac décède en 1589.

 

11 Louis de Saint-Gelais de Lansac est fait chevalier de l'ordre de Saint-Michel en 1559 et chevalier de l'ordre du Saint-Esprit en 1579.

 

12 Louis de Saint-Gelais de Lansac est premier gentilhomme de la chambre (chevalier d'honneur) de la reine-mère Catherine de Médicis depuis 1573.

 

13 Tanneguy Ier le Veneur († 1592), 1er comte de Tillières.

 

14 Bertrand de Salignac de La Mothe-Fénelon, ambassadeur de Frande en Angleterre de 1568 à 1575.

 

15 La présente version en français a semble-t-il été faite ailleurs qu'à l'ambassade de France ou à la chancellerie française, car cette graphie du nom de l'ambassadeur de France est très rare et dénote une méconnaissance de ce personnage de la part du scripteur.

 

16 Barnabé Brisson (1531-1591), avocat fameux, très estimé de Henri III, depuis 1580 président à mortier au Parlement de Paris (i. e. président de l'une des chambres du Parlement). C'est Brisson qui est chargé de prononcer la harangue de la délégation française au sein du Conseil anglais en avril 1581.

 

17 Claude Pinart (v. 1525-1605), baron de Cremailles (ou « Cramailles ») et de Malines, premier baron de Valois, secrétaire d'Etat entre 1570 et 1588.

 

18 Pierre Clausse, seigneur de Marchaumont et de Courances (Essonne) est le 2e fils de Côme Clausse, secrétaire d'Etat et diplomate sous Henri II (mort en 1558). Sa famille est alliée aux Villeroy et aux Robertet et donc à Claude Pinart et à Michel de Castelnau de la Mauvissière.

 

19 Jacques de Vray, écuyer, seigneur de Fontorte en Auvergne, secrétaire des commandements et finances du duc d'Anjou.

 

20 Converser : fréquenter un lieu plus ou moins durablement, y demeurer.

 

21 Elisabeth permet la possession de métaux précieux sous forme de monnaies diverses ou sous forme de vaisselle, argenterie, etc. Les entrées métalliques massives pouvaient en effet perturber l'économie en générant de l'inflation, notamment. Les ambassadeurs extraordinaires prestigieux avaient parfois un rang à tenir en recevant fastueusement et en voyageant pour cela avec leur vaisselle d'or ou d'argent par exemple. Mais il est cependant peu probable que la délégation française puisse faire un tel étalage, venant d'un royaume éprouvé par les guerres intestines depuis 20 ans. L'ambassadeur de France en Angleterre, Castelnau de Mauvissière, écrit souvent au roi qu'il doit emprunter régulièrement de l'argent en Angleterre pour subvenir à quelque dépense des divers envoyés du roi de France ou de son frère le duc d'Anjou passant en Angleterre à cette époque (cadeaux, bijoux, etc.).

 

22 Pour « malles ».

 

23 Moleste : dommage, désagrément, tort, etc.

 

24 Hardes : vêtements et autres effets d'habillement, mais on dirait aujourd'hui « bagages ».

 

25 Emender : mettre en meilleur état.

 

26 Dilation : délai.

 

27 Westminster, palais royal qui devient de plus en plus au XVIe siècle le siège permanent de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords (Parlement britannique).

 

28 Le document étant une copie d'époque non officielle, cette signature n'est pas de la main de la reine, on expose simplement que le document original est signé et par qui.

 


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