Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

30 avril 2024

332e dépêche au roi de Michel de Castelnau de la Mauvissière, ambassadeur de France en Angleterre, 9 avril 1581.

Bibliothèque nationale, Manuscrits français 15973, document numéroté 206 du recueil, page [424b].

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90609269/f866.item

 

 

Francis Drake fait chevalier par la reine Elisabeth d'Angleterre

 

(Joseph Boem, 1834-1890 ; bronze ;

bas-relief du monument de Drake

à Tavistock ; 1883)

 



Le corsaire Francis Drake est fait chevalier par la reine d'Angleterre Elisabeth avec l'épée... de l'ambassadeur de France

 

L'épisode est extrêmement connu dans l'historiographie anglaise : le 4 avril 1581, la reine d'Angleterre Elizabeth Iere fait chevalier le navigateur Drake revenu de son tour du monde au mois de septembre précédent. C'est même ce qu'en France on appelle une « image d'Epinal » de l'histoire anglaise.

Mais un détail de l'événement est peu connu ou raconté très souvent de façon erronée, alors même qu'il existe en français le récit d'un témoin direct et même d'un acteur non négligeable de la cérémonie.

Pour adouber quelqu'un dans la pure tradition médiévale (réinventée ou non), il faut une épée. Or les souverains de l'époque n'en portent pas forcément toujours une au côté. A fortiori quand ce sont des reines. A qui demander le précieux ustensile ?

Evidemment, Elisabeth est venue avec nombre de courtisans, mais un personnage est particulièrement en faveur à la cour à l'époque : l'ambassadeur résident de France, Michel de Castelnau de la Mauvissière, diplomate acompli qui traite en permanence auprès de la reine et de sa cour de la grande affaire franco-anglaise de l'époque : le projet de mariage de la reine avec le frère du roi de France, le duc d'Anjou1.

Le mariage ne se fera finalement pas mais ce projet sert surtout à faire croire à un éclatant rapprochement franco-anglais contre la menace espagnole. Menace espagnole qui ne peut que grandir depuis l'exploit de Drake : son tour du monde est certes un exploit de navigation, mais il lui a également permis permis au passage de piller allègrement plusieurs villes espagnoles des Amériques, sans aucun droit ni permission de quiconque, même pas de la reine d'Angleterre. Une véritable collection d'actes de pirateries sur lesquels la reine d'Angleterre fermera les yeux pour mieux les ouvrir sur l'énorme part de butin que lui offre Drake à son retour.

L'Espagne est furieuse ; mais elle est seule. La France est empêtrée dans ses guerres de religion, et l'Angleterre, fort heureuse de l'impuissance française, fait semblant de croire à une alliance tacite franco-anglaise. Et quoi de mieux pour compromettre la France que de la faire participer symboliquement à la récompense accordée au pirate d'hier ? En demandant l'épée de l'ambassadeur de France, qui ne peut refuser, la reine Elizabeth associe la France à l'apothéose du pirate.

Sept ans plus tard, Drake s'illustre encore en participant activement à l'échec de l'Invincible Armada espagnole contre l'Angleterre, et devient ainsi le vivant symbole des débuts de la longue épopée de la conquête des mers par l'Angleterre, les débuts d'un empire.

Le document est issu du registre des dépêches de l'ambassadeur de France, c'est-à-dire le recueil des copies systématiques des lettres qu'il envoyait au roi Henri III et à la reine-mère Catherine de Médicis. Le copiste n'ayant pas toujours été attentif, on trouve parfois des coquilles que nous corrigeons lorsque cela facilite la compréhension du texte.

 

⸎⸎⸎⸎⸎

 

Trois cens vingt deuxiesme depesche du neufiesme jour d'apvril 1581

 

Au roy.

Sire,

 

depuis que j'ay escript à Vostre Majesté, le sieur de Nery2 est icy arrivé de la part de Monseigneur vostre frere avec la responce que la royne d'Angleterre vostre bonne seur demandoit de Son Altesse, qui est en substance, à ce que je puis entendre, une très grande volunté au mariage3 et ne desirant rien plus que cella. Dequoy lad. dame ce me semble est demeuree sy contente de Son Altesse qu'elle ne parle que des grandes obligations qu'elle luy a, m'ayant dict que quant elle luy acorderoit tout ce qu'il demande et tout ce qui sera en sa puissance, Mond. seigneur en a tousjours merité davantage par la constante affection qu'il a demonstree jusques à present, ayant la plus grande peur lad.dame, comme elle dict, que Son Altesse n'ayt s'ilz ce marient autant de plaisir et de contentement comme elle luy en souhaite. Et ne manque sur ce sub[j]ect tous bons propos et les plus belles aparances qu'il est possible [mot biffé].

 

L'effect s'en voyra bientost tel qu'il plaira à Dieu après que voz commissaires seront pardesa4. Et [lettre biffée] croy que ilz passeront la mer le xi ou le douze de ce moys à Douvre parce que Monsieur le prince daulphin5 debvoit arriver aujourd'huy qui est le neuf à Callais, comme j'en ay eu advis et puis encores reconfirmer à Vostre Majesté par ceste-cy qu'il ce faict les plus grans preparatifz en toutes choses pour bien recepvoir, honorer et traiter vozd. commissaires que ambassade quy y ayt jamays esté en Angleterre. Chascun demeure en expectation de ce qui en succedera, mesmement le party espagnol qui est pardesa et l'ambassadeur d'Espagne6 qui s'en trouvent bien estonnez, faisant tousjours courir divers bruitz que ce n'est que pour conquester la Flandre et les Pays-Bas et après ce royaume ce que Mond. Seigneur en faict, à quoy les Angloys doibvent bien prendre garde et à ne ce retirer de l'alliance et amitié de la Mayson de Bourgongne et d'Espagne qui a tousjours esté depuis quatre cens ans7 et choses semblables où selon la vehemance des affections chascun travaille tant qu'il peult à aporter quelque empeschement et aud. mariage et à l'amitié que Vostre Majesté a pour le jourd'huy très grande avec ceste princesse et où je la trouve tous les jours très disposee à l'acroistre par tous bons moyens qu'elle pourra.

 

Et monstre bien à present qu'elle ne craint guerres le roy d'Espagne comme elle l'a donné à connoistre par une aparance exterieure de laquelle il c'est faict diverses interpretations, c'est que le landemain après que lad. dame eut receu la responce de Monseigneur vostre frere par le sieur de Nery, et l'eut enquis semblablement le sieur de Marchaumont8 qui l'avoit despesché de tout ce qui la pouvoit contenter, elle s'en alla disner où estoit le le [sic] navire de Drac, celluy que j'ay mandé à Vostre Majesté qui avoit faict tout le tour de la terre et faict ses grandes entreprinses sur les Espagnolz et aux Indes occidantalles. Et passant lad. royne sur la riviere par-devant mon logis9 m'envoya convier de prendre ung disner de marin[i]er, lesd. sieurs de Marchaumont et de Nery estant desja avec elle dès le matin.

 

Nous arrivasmes au lieu où estoit led. navire à deux lieue et demye de Londres où le disner estoit preparé en une petite maison là auprès où ce font les grans vaisseaux d'Angleterre10, où lad. dame estoit fort allaigre et contante, faisant les escuses du mauvais traitement en me faisant connoistre par divers moyens et bonnes parolles qu'elle ce sentoit infiniment tenuee [sic] et obligee à Voz Majestez et à Monseigneur vostre frere, et qu'en nulle chose qui despendist de sa puissance elle ne manqueroit de vous faire connoystre qu'elle aymoit vostre [« Majesté » biffé] bien et prosperité en toutes choses comme le sien.

 

Et ainsi il ce feist un disner ou lad. dame ne monstra point de melancollie, luy estant faitz plusieurs presans par led. Drac avec la carte de tout son voiage et de plusieurs sortes de pois[s]ons depeintz en un grand parchemin qui ne ce trouvent en ses mers de desa et monstra quelques garsons habillez à l'indienne qui danserent à la façon du pais combien que se fussent garsons anglois qui avoyent faict le voyage avec luy.

 

Et environ sur les deux heures lad. royne alla aud. navire de Drac qui est tout mangé de vers comme sont communement tous les vaisseaux qui font le voiage des Indes11 et sont deux ans sans retourner comme cestuy cy en a esté deux ans et dix moys, led. navire estant consideré et en icelluy discouru de plusieurs choses de la marine où il y avoit plusieurs bons cappitaines, mesmement le cappitaine Forbichet12 qui a par deux foys entreprins de trouver par le costé du nort le destroit de Cataye13 lequel il m'asseura encores en presence de lad. royne trouveroit et par mesme moyen acoursiroit les deux tiers du chemin pour aller aux Indes occidantalles14 et au Perou et par mesme moyen en tout l'Orient. Mais il dict qu'il [mot biffé] n'a jamais bien commancé son voyage pour le temps comme il espere de faire une autre foys et aussi qu'il s'estoit amusé à chercher des mines d'or dont le proffit seroit petit par ce que la despence y est trop grande15.

 

Puis led. Drac a faict plusieurs beaux discours de sond. voyage, mais le meilleur point, Sire, c'est qu'il en a raporté dix-huit cens mil escuz16 en lingotz d'or et d'argent qu'ilz appellent barres, marquez à la marques du roy d'Espagne et de ses subjectz, comme l'ambassadeur d'Espagne m'en a souvant asseuré et discouru assez particulierement, ensenble du desplaisir et sentiment qu'en avoit son maistre, jusques à me dire aussi que le roy sond. maistre avoit neuf millions pour en demander deux aux Angloys. Mais aulcun n'a jusques à present esté ouy ny escouté sy elle ne l'a ouy par advertissemens de leurs malcontentemens, lesquelz toutefoys il [sic] ont dissimullez jusques à ceste heure pesent17 de ce racommoder et ne perdre ceste amitié, et que encores que lad. royne qui a mis les mains sur la meilleure part de ce qu'a aporté led. Drac en feroit faire quelque restitution et monstreroit [mot biffé] au moins quelque forme de justice et de ne favoriser sy apertement18 et aprouver ce qu'a faict led. Drac qui est après avoir demeuré quatre grandes heures en sond. navire parlé dud. voyage, de ce qui estoit de la conqueste des Espagnolz et des Portugués, de leurs richesses et tresors en ses pais là, de ceulx qui leur sont favorables et ennemys et les vouldroyent voir hors de là avec qui ilz ont commancé19 et intelligence, ce qu'ilz ont desja d'entienne posession et ce qu'ilz essaient de subjuguer et acquerir par la force et par les armes, et combien il y a encores d'empires et de monarchies où les princes chrestiens peuvent prendre aussy bonne part que lesd. Espagnolz, ce qui donne un goust et une envye tant à lad. royne qu'à ceux qui en ouyent parler et qui consyderent les grandeurs et richesses qui peuvent venir de ce costé là aux princes qui en vouldroyent avoir leur part aussy bien que les Espagnolz.

 

Sur ses discours de quatre heures et qu'il commansoit à faire tart, lad. royne a commandé que pour une memoyre à la posterité le navire dud. Drac fust mis en un lieu à couvert et conservé tant qu'il y auroit une piece de boys, avec l'honneur au cappitaine et à ceux qui ont faict le voyage et au boys qui aura portez et raportez20.

 

Puis lad. royne en soubriant m'a demandé [mot biffé] si je ne voulois pas bien prester mon espee pour luy coupper la teste, et ainsi l'a prinse encores qui luy en ayt esté offerte une autre, pour le faire chevalier avec beaucoup d'honneur qu'a receu led. Drac.

 

Et parce qu'il estoit pauvre soldat de grande vertu et veneu de petite maison obscure, lad. royne luy a donné des armoyries où sont les deux [mot biffé] polles en forme de deux estoilles au deux boutz d'une sphere21 et choses bien raportees à l'entreprinse heureuse de son grand voyage. De sorte que ce jour là c'est passé, Sire, à faire honneur aud. Drac et à monst[r]rer une aprobation de tout ce qu'il a faict, où quelques uns encores font des discours que lad. royne tasche par tous les moyens qu'elle peult de donner à connoistre que la France et l'Angleterre ne seront que une mesme chose combien qu'en elle mesme et en son cœur elle aye tousjours un doubte et une peur selon mesmes les parolles [mot biffé] très expresses qu'elle m'en a dictes, que Vostre Majesté ne les laisse elle et Monseigneur vostre frere ambarquez contre le roy d'Espagne en de grandes et fortes guerres s'ilz sont mariez, sans prendre ouvertement leur party et vous declarer contre led. roy d'Espaigne22, dont elle dict aussy que n'avoir point secouru Portugual23 luy donne bien à penser comme elle l'a desiré et offert dix moys auparavant qu'il fust perdu et tous ses moyens pour ce faire.

 

Et c'est un point, Sire, où messieurs voz commissaires auront à parler cherement à lad. royne en parlant dud. mariage, et de quelz moyens argent et hommes vous voudrez ayder Mond. seigneur le mariage ce faisant affin que toute la charge ne luy tombast, et à ses subjectz, sur les epaulles au lieu de continuer leur entien repos et doulce vye24, chose de quoy j'estime que lad. royne a encores donné advis à Mond. seigneur vostre frere par le mesme sieur de Nery qui s'en est retourné en dilligence le trouver et le sieur de Marchaumont qui est tousjours logé en mon logis voit presques tous les jours lad. royne en doibt avoir escript comme il m'a dict à Son Altesse et qu'il luy semble que c'est le point aujourd'huy où s'arestera autant lad. royne pour achever le mariage. Je ne puis rien dire mais escouter sur telz propos et me conformer à ce qui sera du commandement et volunté de Vostre Majesté en chose de telle importance, dequoy et des autres particularitez qui le meriteront je ne fauderay pas de bien informer mesd. seigneurs voz commissaires.

 

De ce qu'ilz feront Vostre Majesté en sera advertye ordinairement, ayant estimé encores en attendant leur venues de vous faire ceste depesche en laquelle j'adjousteray, Sire, que je ne voy pas que lad. royne d'Angleterre veille ny puisse rien entreprendre en Escosse25 de peur de vous deplaire comme j'ay fort tenu la main à cella sans y obmettre aucunes remonstrances, tant envers lad. royne que ses conseillers qui ne m'ont jamais conbatu sinon que le roy d'Espaigne cherchoit l'alliance et amitié en ce pays là et y nourrir des factions aux despens de la France et de l'Angleterre. Mays à la fin j'estime avoir gaigné ce point que lad. royne laissera faire la justice du comte de Morthon et ne ce meslera plus de vouloir persuader à ce jeune prince de chasser ou faire retirer monsieur d'Aubigny dud. Escosse, ce qu'il ne feroit aussy pour l'aymer grandement et comme son plus proche parent. Le sieur de Randel26, ambassadeur de lad. royne, n'a pas bien reusy aud. Escosse en ses praticques, tant pour y avoir trouvé les factions comme le temps passé toutes favorables au party anglois mais plustost alteration, et aussy que led. comte de Morthon estant prisonnier et comme il est croyable pour y perdre la teste, peu osent faire semblant de monstrer ce qu'ilz auroyent en affection pour le favoriser.

 

Le frere du comte d'Arandel27 qui est pardesa et fre[re]28 du milord d'Albroc qui est à vostre service m'a asseuré qu'il sera tousjours bon serviteur de Vostre Majesté et de vostre couronne, combien qu'en la necessité en laquelle il est, la royne d'Angleterre luy donne de l'argent et moyen de vivre durant son exil et bannissement en ce royaume.

 

L'on m'a adverty qu'il a passé une barque d'Espagne en Yrlande où il y avoit quelque argent et homes pour donner courage aux Yrlandoys de ce rebeller comme ilz sont tousjours assez promptz à cella. Et sur se printemps comme ilz ont desja commancé ilz ce mettent en campaigne contre les forces que la royne d'Angleterre y a et à la fin ilz sont tous sy resolutz à la religion catholicque que ilz ne sesseront jamais de combatre pour essaier de l'avoir comme plusieurs Angloys aussy ne peuvent recepvoir loy sy rigoureuse qui leur empesche la grande affection qu'ilz y ont29, taschant par tous moyens faire en sorte que Dieu y soit servy et ont tousjours esperance que leur royne a envers eux plus de bonne affection qu'elle ne le montsre par les loys et police de son royaume qui sont à la fin pour reigner le plus qu'elle pourra et tenir ses subjectz en repos qui commancent presques tous à ce resouldre que c'est le meilleur et plus asseuré moyen que le mariage et l'amitié très asseuree avec Vostre Majesté et vostre royaume horsmis quelques puretains30 fous passionnez et qui ont tousjours peur que leur royne ne favorise sy elle espouse Monseigneur vostre frere le party catholicque comme ilz ont ceste seulle esperance en Dieu qui n'abandonne jamays les siens tost ou tart quant ilz le reconnoissent de bon cœur.

 

Et encores n'obmetteray je ce mot de dire à Vostre Majesté, Sire, que comme le temps passé les catholicques d'Angleterre estoient du tout partissans et affectionnez au roy d'Espagne, ilz ce promettent aujourd'huy qu'il leur [est] plus expediant de faire estat de vostre amitié et de Monseigneur vostre frere sy le mariage ce faict que de nul prince du monde, qui sera le lieu ou je suppliray Dieu,...31

 

Par apostille32

 

Sire,

 

encores n'obmeteray-je de dire à Vostre Majesté que j'ay fait une grande amitié avec led. Drac qui me dist dernierement estant à disner à mon logis qu'il me bailleroit sa carte et le discours de tout son voyage, et sy Monseigneur vostre frere estoit son roy et vostre royaume en amitié avec cestuy cy, il sçavoit assez de moyens pour agrandir vostre royaume quant vous seriez uniz emsemble, me disant aussy led. Drac qu'il sçavoit des moyens de trouver tant de richesses et tresors que l'on n'en sçauroit que faire. Et me dist un discours que luy estant un pauvre soldat angloys s'il avoit pour son particulier voullu accepter ce qui c'estoit offert en sa fortune il seroit à ceste heure roy et grand prince et ne toucheroit des piedz en terre, qui est à dire que les peuples et subjectz qui prenent un roy ou seigneur le portent de leurs mains ou en des cheres33 et sieges excellans par tout où il luy plaist d'aller, le reverent comme un dieu. Mays ce souvenant qu'il estoit un pauvre Angloys bon et fidelle subject de sa royne, il ne veult jamais avoir bien ny honneur que celluy qu'elle luy donnera et [mot biffé] employer sa vye et tous ses labeurs à rehaulser sa grandeur et aporter commodité à sa patrie, disant aussy que c'est pitié de la domination des Espagnolz en ce pais là avec sy peu de gens et que sy le roy d'Espagne n'est empesché des conquestes qu'il pourra faire pardela, mesmement des Indes oriantalles, il aura tant de tresors, or et argent, qu'il en pourra conquerir tout le monde.

 

Led. Drac est homme petit et qui a fort bonne grace, qui parle peu et fort à propos et a bien la mine de faire plus qu'il ne dit. Il m'a aussi compté34 qu'il a esté toute sa vye heureux [lettres biffées] sur la mer et en ses voyages.

 

Et un jour l'ambassadeur d'Espagne le trouva à mon logis qui en fut bien estonné et ce retira comme ne le voulant point voir. Et après que led. [lettres biffées] Drac fut party led. ambassadeur dist qu'il l'estimoit un bon larron, et qu'il y a un proverbe en Espagne qui dit que les larrons petitz estoyent les plus fins et plus aysés à cacher en peu de lieu et que l'on faisoit gloire et miracle en Angleterre d'y voir un pirate et que sy le roy d'Espagne donnoit congé à ses subjectz de desrober sur la mer comme il ne l'avoit jamays faict il ce trouveroit d'aussy bons pirates et larrons en Espagne qu'en lieu du monde35 et qu'il y avoit quatre cens ans que les Anglois n'avoyent eu de guerre contre l'Espagne36 et que s'ilz en venoyent là ilz sentiroyent combien ilz avoyent la main pesante, et plusieurs autres discours comme d'un ambasseur tres mal contant de l'Angleterre et très affectionné au service de son maistre qui luy en a faict aussy bonne resconpence37.

 

Car depuis qu'il est en ce royaume, encores que les choses ne luy ayent pas bien succedé pour entretenir l'amitié pour les temps qui y ont esté contraires, led. roy son maistre luy a faict de grans biens et a eu grande cantité d'argent qui n'a point esté espergné ny en Angleterre ny en Yrlande pour le service dud. roy d'Espagne.

 

D'Escosse je n'en diray rien que ce qu'en disent les Anglois mesmes, et que led. roy d'Espagne ne veult rien espergner pour avoir l'amitié de ce costé là sy Vostre Majesté a ceste cy38, dequoy j'ay escript à la royne d'Escosse librement ce que m'en avoit dit la royne d'Angleterre, qui me respont que si elle n'y est poussee et contrainte par force elle et son filz et du tout habandonnee de la France et le royaume d'Escosse de sy long temps vostre aliee et de vostre couronne ilz ne le feront jamays, disant que c'est le naturel de l'Escosse d'avoir le cœur françoys. Lad. royne d'Escosse, Sire, m'a aussi envoyé plusieurs lettres pour voz commissaires estant par desa affin de ne l'oublier point au traité qui se fera suivant les memoyres qu'elle en a faitz et que je monstreray à vosd. commissaires et sur iceulx ce pourra adviser de la chose qui pourroit faire pour lad. royne d'Escosse estant toute la jalousie de la royne d'Angleterre, où il m'a faillu gouverner avec beaucoup d'artifices et divers moyens selon les occasions pour retenir les uns et les autres en vostre amitié.

 

Et n'y ay espergné aucune chose, Sire, qui ayt esté en ma puissance où le labeur et ma dilligence sont peu de choses, mays j'y ay employé tout ce que j'avoys vaillant au monde et après le credit dequoy j'atent d'heure en autre quelque bonne heure pour recepvoir quelque bienfaict de Vostre Majesté et le payement de ce qui m'est deub comme il luy a pleu de le me promettre au commansement de ceste annee affin que reprenne nouveau courage et nouvelles forces pour faire service à Vostre Majesté, luy offrant de faire le mesme voyage de Drac et plus s'il est possible pour aller planter voz fleurs de lys et vostre non en lieu dont il vous reviendra grand honneur et proffit39, et en attendant je suppliray Dieu...40

 

 

⸎⸎⸎⸎⸎

 

Notes

 

1 Michel de Castelnau est l'ambassadeur permanent de France en Angleterre pendant dix ans. A l'occasion des très longues et inabouties négociations de mariage avec le duc d'Anjou, frère du roi de France (voir notre précédente publication sur https://manuscrit-esperluette.jimdofree.com/elisabeth-sauf-conduit-1581/, mars 2022), la reine Elisabeth reçoit nombre d'émissaires du duc auxquels elle fait quantité de faveurs. Ce sont autant de personnes sur lesquelles Castelnau peut se reposer pour recevoir les amabilités et discours de la reine, mais aussi autant d'aigrefins qu'il doit loger à l'ambassade et à qui il doit en permanence avancer de l'argent pour leur séjour et leurs divers cadeaux de cour.

 

2 Sans doute Méry (ou Aymeri, ou Emery) de Barbezières, sieur de La Roche-Chémerault (ou de Chémerault).

 

3 Le projet de mariage entre la reine Elisabeth et François d'Alençon, duc d'Anjou, frère du roi de France Henri III. C'est le grand sujet entre la France et l'Angleterre à cette époque et pendant des années Michel de Castelnau de la Mauvissière en parle dans ses dépêches comme étant sur le point d'aboutir. Le projet a l'avantage pour les deux pays de mettre sous le tapis tous les sujets qui fâchent pour paraître unis face au danger espagnol commun.

 

4 Voir notre publication du sauf-conduit délivré par la reine Elisabeth à l'ambassade française extraordinaire venue en principe négocier le mariage en 1581, sur https://manuscrit-esperluette.jimdofree.com/elisabeth-sauf-conduit-1581/ (mars 2022). Cette ambassade est en route et on est donc à un très haut niveau de bonnes relations entre la France et l'Angleterre, du moins au niveau de l'affichage politique.

 

5 Louis III de Bourbon-Vendôme, duc de Montpensier, prince dauphin d'Auvergne, prince du sang (1543-1582). C'est un catholique intransigeant durant les guerres de Religion, ce qui n'était pas sans poser quelques problèmes dans ce voyage en terre protestante, mais il fait partie de l'ambassade extraordinaire car en tant que cousin éloigné du roi de France sa présence confère un grand prestige à l'ambassade en question.

 

6 Bernardino de Mendoza (1540-1604), ambassadeur d'Espagne en Angleterre de 1578 à 1584. Catholique intransigeant, représentant jaloux de la puissance espagnole, il affiche les meilleures relations avec l'ambassadeur de France Michel de Castelnau. Les deux hommes se respectent sans doute par leurs qualités d'anciens soldats et d'hommes de lettres, mais ils sont également censés avoir des intérêts communs comme la cause de Marie Stuart par exemple. Aucun n'est dupe cependant : ce sont des rivaux directs à la Cour d'Angleterre qui compte encore des partisans de l'Espagne (le « party espagnol » évoqué dans le document) et Michel de Castelnau, bien que catholique, n'est jamais mécontent des coups portés aux volontés hégémoniques espagnoles.

 

7 Mendoza fait habilement et un peu artificiellement apparaître une continuité entre l'alliance anglo-bourguignonne de la guerre de Cent-Ans et les multiples alliances contre la France entre l'Angleterre et Charles Quint (héritier de la Maison de Bourgogne par sa mère) au début du XVIe siècle.

 

8 Pierre Clausse, chevalier, seigneur de Marchaumont est un autre envoyé du duc d'Anjou auprès de la reine d'Angleterre, qui lui fit nombre de faveurs. Sa mission était de préparer l'arrivée de l'ambassade extraordinaire.

 

9 Le lieu de résidence de Michel de Castelnau à Londres se situait dans le quartier de Blackfriars, à Salisbury's Court, sur la rive nord de la Tamise.

 

10 Le chantier naval de Deptford, près de Greenwich.

 

11 Les vers tarets des mers chaudes (en réalité des mollusques) s'attaquent au bois de la coque des navires.

 

12 Martin Frobisher (1535-1594), navigateur anglais qui essaya de trouver un passage vers les Indes par le nord de l'Amérique (dit « passage du Nord-Ouest »). Michel de Castelnau se montra très attentif à suivre ses expéditions et à en faire rapport au roi de France et à Catherine de Médicis.

 

13 Le détroit vers la Chine (Catay).

 

14 Ou plutôt aux Indes orientales.

 

15 Frobisher eut l'espoir d'avoir découvert de l'or au Canada mais le minerai ne s'avéra être que de la pyrite sans valeur.

 

16 Un million huit cent mille écus, soit cinq millions quatre cent mille livres. Cela peut être estimé (même si c'est très relatif) à environ 247 millions d'euros d'aujourdhui.

 

17 Comprendre « pe[n]sant ».

 

18 « Apertement » : ouvertement.

 

19 Sans doute une erreur du copiste : « commerce » serait plus judicieux ici que « commancé ».

 

20 Le navire de Drake, le « Golden Hinde » (la Biche dorée) devient ainsi le premier navire-musée de l'histoire et il est détruit en 1650 en raison de sa détérioration. Sa dernière réplique (1973) est toujours amarée au St Mary Overie Dock à Londres, près de Tower Bridge. La reine Elisabeth valorise ainsi un véritable exploit de navigation autour du monde, bien qu'étant également une suite d'actes de piraterie sans excuses.

 

21 On voit ici que ces armoiries ont été attribuées à Drake dès son adoubement, et non plus tard après de longues tergiversations de Drake, comme certains auteurs l'ont affirmé.

 

22 On voit là une partie de la tactique d'Elisabeth quant au projet de mariage avec Anjou : ces tractations ont la forme d'une alliance intime mais non officielle avec la France en cas d'attaque de l'Angleterre, sans pour autant être une alliance formelle, du moins tant que durent les négociations de mariage.

 

23 En 1578 le roi du Portugal Sébastien Ier est mort sans héritier direct. S'ensuit une crise de succession qui aboutit à l'invasion du Portugal à l'été 1580 par Philippe II d'Espagne qui se déclare roi de Portugal sans que la France ni l'Angleterre ne réussissent à l'empêcher. En ce début avril 1581, cette conquête vient de s'achever et Philippe II s'apprête à être bientôt reconnu roi de Portugal par les Cortès de Tomar (17 avril).

 

24 L'Angleterre est en paix depuis des dizaines d'années alors que la France sort à cette date de sa septième guerre de Religion.

 

25 En 1567 Marie Stuart est contrainte d'abdiquer et elle fuit en Angleterre où Elisabeth la fait emprisonner. Quatre régents se succèdent pour gouverner l'Ecosse au nom de son fils Jacques VI jusqu'à sa majorité en sptembre 1579. A cette date, Esmé Stuart, un cousin de Jacques VI élevé en France, que le texte désigne sous le nom de sa terre française, d'Aubigny, débarque en Ecosse et devient le favori du roi. Le dernier régent, James Douglas, comte de Morton est emprisonné en janvier 1581 sous l'accusation d'avoir participé au meurtre du père du roi, Lord Darnley, en 1567. La tutelle anglaise sur l'Ecosse qui avait cours sous la régence semble menacée, au profit d'une préférence française (qui sera très illusoire).

 

26 Thomas Randolph (1523-1590), ambassadeur d'Angleterre en Ecosse de 1578 à 1586.

 

27 En 1580 Philippe Howard (1557-1585) devient comte d'Arundel. Resté fermement fidèle au catholicisme, il est reconnu depuis 1970 comme saint. Les deux frères qui sont évoqués ensuite sont peut-être ses demi-frères, Thomas Howard (1561-1626) et William Howard (1563-1640). Leur père, Thomas Howard, duc de Norfolk (1536-1572), est mort décapité pour haute trahison.

 

28 La fin du mot est cachée dans la reliure.

 

29 Début 1581, par décision du Parlement le catholicisme est interdit en Angleterre.

 

30 Les puritains, protestants anglais rigoristes.

 

31 La lettre devait se terminer ici par une formule de politesse mais finalement il y a un supplément à la lettre avant de signer.

 

32 Ajout à la lettre. Le document étant une copie du temps dans un registre, le scribe exprime ici le fait qu'il y a ce qu'on appelle aujourd'hui un post-scriptum.

 

33 Pour « chaires ». Drake fait allusion ici à la vénération dont était l'objet l'empereur aztèque avant l'irruption de Cortès au début du siècle.

 

34 Pour « conté ».

 

35 Pas besoin de pirates espagnols : les autorités espagnoles ne toléraient pas de navires étrangers dans leurs eaux, surtout s'ils étaient protestants. Nombre de marins français calvinistes particulièrement aventureux dans le premier XVIe siècle ont ainsi été sommairement exécutés dès leur capture.

 

36 A vrai dire si l'on remonte si loin il est difficile de trouver un quelconque conflit entre l'Angleterre et l'Espagne.

 

37 Allusion plutôt directe au fait que Castelnau, lui, ne cesse de réclamer au roi les moyens d'assurer sa mission, et au-delà le remboursement des sommes qu'il avance pour sur ses fonds personnels pour le service du roi. Sans compter les promesses de récompense toujours ajournées, non tenues.

 

38 Si la France se rapproche de l'Angleterre (et abandonne l'Ecosse et Marie Stuart à leur sort), l'Espagne y voit une opportunité de se rapprocher de l'Ecosse, jusque-là favorable à la France (sous Marie Stuart) ou soumise à l'Angleterre (sous son fils Jacques VI).

 

39 Michel de Castelnau se souvient peut-être qu'il eut un oncle, frère aîné de son père, qui aurait entrepris un voyage en mer (une exploration ?) mais y disparut.

 

40 Le document est une copie de la dépêche originale envoyée au roi contenue dans un registre où se suivaient les copies de dépêches. Le copiste ne se donnait pas la peine de recopier la formule habituelle de fin de lettre qui était presque toujours la même et évidente, c'est-à-dire « je supplierai Dieu de vous garder en très heureuse et longue vie » par exemple (voir les autres documents de correspondances présents sur notre site).


Bibliographie

KELSEY, Harry, Sir Francis Drake : the Queen's Pirate, New Haven (Conn.) : Yale University Press, 2000 (c1998).

 

PRETTY, Francis ; KOSTA-THÉFAINE, Jean-François (éd.), Francis Drake, récit des voyages : 1577-1596, Éd. Cartouche, 2012.

 

Indexation générale #

#paléographie

#FrancisDrake(1540?-1596)

#MicheldeCastelnaudelaMauvissière(1517?-1592)

#BernardinodeMendoza(1540?-1604)

#NavigationHistoire

#AdoubementHistoire

#ChevalerieHistoire

#PiraterieHistoire

#AngleterreMarineHistoire

#RelationsFranceAngleterre

#RelationsAngleterreFrance