Bibliothèque nationale, Cinq cents de Colbert, cote 472 - III, feuillet 347.
Document original en ligne sur :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f180.item et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10033936z/f181.item
Mention de classement, écrite verticalement (f° 348) :
Chiffre pour
France et ung autre
particullier conmvenu
pour Flandres
Présentation du texte
L'usage des codes secrets (ou "chiffres"), appelé "cryptographie", remonte à l'Antiquité. Il consiste à remplacer des lettres ou des mots par d'autres ou par des signes convenus. Ces codes servent à échanger
des lettres entre deux correspondants ayant chacun la signification du code. Ainsi la lettre était-elle illisible au premier abord en cas d'interception par une personne n'ayant pas le
code.
Cet usage n'était pas systématique entre les ambassadeurs et leurs correspondants, dont le roi ou ses secrétaires d'Etat, mais il était fréquent à la Renaissance, et dans cette période de
troubles en France et en Europe, d'autres personnes que le personnel diplomatique y recouraient. La Bibliothèque nationale possède ainsi un certain nombre de lettres chiffrées, avec parfois le
déchiffrement en interligne, quand la lettre avait été reçue par une personne (en principe le bon destinataire) ayant le code.
On a ici un de ces codes ou table de chiffrement servant aux secrétaires d'une ambassade à crypter les lettres envoyées au roi, mais peut-être également à d'autres correspondants non
identifiés.
La valeur historique de ce document vient non seulement de la relative rareté des "chiffres" diplomatiques du XVIe siècle dans les archives, mais également du fait que les services d'espionnage de la reine d'Angleterre, sous la direction du très efficace Francis Walsingham, étaient passés maîtres en décryptage et manipulation de lettres et correspondances secrètes. C'est sur la base du contenu de lettres secrètes écrites par Marie Stuart et interceptées (et sans doute suscitées) par Walsingham que la reine d'Ecosse sera accusée et exécutée en 1587. Sans que la responsabilité de Castelnau à cet égard puisse être complètement dégagée, d'ailleurs. Car bien que Castelnau ne soit plus ambassadeur de France en 1587, c'est lui qui a mis en place, entre l'ambassade de France et Marie Stuart emprisonnée, les réseaux qui seront infiltrés et manipulés par Walsingham . Or le chiffre de l'ambassade présenté ici relève d'un certain amateurisme en matière de cryptologie : symboles évidents (cf. ci-dessous le dessin pour le mot "frère"), confusions possibles (très grande ressemblance des signes pour "ami" et "ennemi", "Tours" et "service", etc.), doublons inutiles (deux symboles pour "volonté" qui n'en mérite pas tant, même pour égarer les briseurs de code ; doublon également pour "Allemagne", dont la deuxième occurence est d'ailleurs biffée, montrant que c'est bien un doublon involontaire), etc. La science cryptographique est à peine naissante : nous sommes juste au moment du traité de chiffrement de Vigénère publié en 1586 qui rendra la cryptographie à la fois plus simple pour les utilisateurs et plus compliquée pour les briseurs de code. L'amateurisme que l'on voit ici à l'oeuvre est donc assez banal au XVIe siècle et ne serait donc pas si condamnable si le secrétaire d'Etat d'Elisabeth Ière, Walsingham, n'avait été un maître en matière d'espionnage.
Ce chiffre de l'ambassade permet également de déterminer quelles étaient les
centres d'intérêt de la diplomatie française en Angleterre à cette époque et les sujets et personnages considérés par l'ambassadeur comme potentiellement récurrents dans ses lettres au roi Henri
III et à la reine-mère Catherine de Médicis (et autres destinataires éventuels).
On notera que cette table de chiffrement figure dans un recueil de la Bibliothèque nationale composé des papiers personnels de l'ambassadeur Michel de Castelnau, preuve que les diplomates
conservaient souvent à l'époque par devers eux les documents relatifs à leurs fonctions passées. Le même recueil contient d'ailleurs une lettre aigre-douce à Castelnau de son successeur à
l'ambassade de France à Londres, Guillaume de L'Aubespine, baron de Chasteauneuf (Cinq cents de Colbert, 472 - III, feuillets 327-330), qui lui reproche d'avoir "oublié à me laisser le
chiffre du roy affin que s'il survenoyt quelque affaire de celles qui ont passé je m'en peusse servir" (lignes 221-22). On ne sait si ce "chiffre du roi" est bien notre présent document.
Plusieurs chiffres pour différents correspondants ne sont en effet pas à exclure, et rien ne prouve que la table de chiffrement que nous voyons ici soit destinée au roi et/ou à la reine-mère
Catherine (exclusivement ?).
Le document se compose :
Nous ne transcrivons pas les divers symboles présents dans le documents. Ils n'ont
valeur que dans l'usage qui en est fait dans les lettres qui ont été chiffrées avec ceux-ci. Certains des symboles sont des lettres latines habituelles et des lettres grecques bien
reconnaissables (ainsi le "ζ" ou "dzêta" qui correspond à la lettre
"T" dans le code alphabétique en haut du document). D'autres symboles sont des lettres latines communes mais avec ajout de signe (un point, une virgule, une apostrophe, une barre oblique).
D'autres enfin sont des signes de convention propres à ce code. Parmi ceux-ci, on remarquera l'amusant mais peu discret cryptogramme signifiant "frère" et qui représente un homme agenouillé de
façon stylisée. On peut considérer que pour un code secret, c'était là un signe un peu trop facile à deviner dans son renvoi explicite à l'acception religieuse du mot "frère".
Nous donnons seulement la transcription des phrases et mots "en clair".
Quant on aura failly1 et mis un caractère pour l'aultre, il ne sera besoing
de l'effacer ou rayer ains seullement y mectre après ces deux
poinctz : qui le rendront nul comme cecy : ˡd2ω:˂cξ:2.
[première colonne]
Roy / Royne / Prince / Duc / Comte / Cardinal / Evesque / Ambassadeur / Chancellier / Tresaurier / Secretaire / Cappitaine / Lieutenant / Monseigneur / Monsieur / Madame / le Sr. / Ledi Sr. / Glasco3 / pape / Lecestre4 / Auxfort5 / Succes6 / Tresaurier7 / Valsingam8 / Wilson9 / frère
[deuxième colonne]
France / Espaigne / Allemaigne / Angleterre / Escosse / Italie / Flandres / Guyse / Dom Jouan d'A.10 / Portugal / reystres / Estatz11 / Anjou12 / Navarre / Condé / Rochelle / armée / Lorraine / Guerre / Reistres13 / Alemaigne [biffé]14
[troisième colonne]
faire / lettres / service / faveur / homme / soldatz / amy / ennemy15 / vostre / nostre / occasion / adviz / je vous prie / envoyé / comme / bonne / volonté / plus / ont / dit / avoir / voulonté16 / mon amy / en atendant / patience
[quatrième colonne]
Paris / Orleans / Tours17 / Dieppe / Fonteinebeleau / Saint-Germain18 / Olinville19 / Bourges20 / Rouan / Londres / Edimbourg / Bruxelles / Anvers / Papistes21 / Huguenotz / guerre22 / paix / jour
[cinquième colonne]
dict / du / de / des / le / les /la / nous / vous / noz / que / qui / quant / et / par / grand / est / jamays / aura / voir / bone chere23 / Pomis24
⸎⸎⸎
Notes
1 Pour « failli » : quand on se sera trompé.
2 Soit en décodé erroné : « amopurξ » et en décodé corrigé : « amour ».
3 Pour « Glasgow », en Ecosse. Désigne moins la ville elle-même que James Beaton (1517-1603), quatrième archevêque de Glasgow (en 1552) et le dernier selon l'ancienne hiérarchie (i.e. catholique). Neveu du cardinal David Beaton, éduqué à l'Université de Paris dès l'âge de 14 ans, ambassadeur officieux et serviteur très fidèle de Marie Stuart en France depuis qu'il a été contraint de fuir l'Ecosse en 1560. Proche de la Ligue. Il meurt à Paris en 1603 après être devenu l'ambassadeur (officiel cette fois) de Jacques Ier en France.
4 Pour « Leicester » : Robert Dudley (1532-1588), 1er comte de Leicester, favori de la reine Elisabeth d'Angleterre.
5 Pour « Oxford » : Edouard de Vere (1550-1604), 17e comte d'Oxford, Lord Grand Chambellan. Lié par sa première épouse aux Cecil (fille de William Cecil et sœur de Robert Cecil). Il est connu par la controverse sur son rôle supposé dans l'écriture des pièces de Shakespeare, voire pour son identité avec Shakespeare lui-même.
6 Pour « Sussex » : Thomas Radclyffe, 3e comte de Sussex, Lord Deputy of Ireland, au degré de cousinage proche d'Elisabeth d'Angleterre (Ann Boleyn, mère d'Elisabeth, est sa tante), lié au clan Howard, ennemi du comte de Leicester, et avec une certaine proximité vis-à-vis du catholicisme.
7 Il y a déjà un code pour le mot « trésorier » dans la colonne. Le mot sert surtout à désigner le Lord Tresorier de 1572 à 1598, William Cecil (1520-1598), 1er baron Burghley, homme d'une considérable importance dans l'Etat élisabéthain.
8 Francis Walsingham (ca. 1530-1590), secrétaire d'Etat d'Elisabeth d'Angleterre et « maître espion », un temps ambassadeur en France et proche de la cause des huguenots français, proche collaborateur de William Cecil. Il était lié à Elisabeth par leurs mères respectives : Francis Walsingham était le fils (d'un premier lit) de la belle-soeur (en secondes noces) par alliance de la mère d'Elisabeth Tudor).
9 Thomas Wilson (1524-1581), diplomate, rhétoricien, magistrat, maître des requêtes et secrétaire d'Etat, un temps ambassadeur aux Pays-Bas.
10 Don Juan d'Autriche (1547-1578), fils illégitime de Charles Quint, vainqueur de Lépante, gouverneur général des Pays-Bas.
11 Les Provinces des Pays-Bas espagnols en révolte, qu'on peut appeler Provinces-Unies à partir de 1581.
12 Surtout pour François duc d'Anjou, auparavant duc d'Alençon, frère du roi (1555-1584).
13 Il y a déjà un signe pour ce mot, dans la même colonne. Comme il est dit dans la présentation du texte, il peut arriver que l'on donne deux symboles différents (voire plus) pour une même signification dans un code : cela permet de compliquer les tentatives de déchiffrement. Mais on peut aussi bien y voir l'une des obsessions des diplomates français du temps (et très notamment de Castelnau) : les reîtres, mercenaires allemands dévastateurs.
14 Biffé car déjà présent dans la même colonne !
15 On remarquera le risque de confusion entre « ami » et « ennemi » dû à deux signes codés à la graphie très proche.
16 Doublon avec un autre signe de la même colonne, pour un mot qui n'en nécessitait pas tant.
17 Les signes codés pour « service » et « Tours » sont très proches, le travail du décodeur, même connaissant le code, ne devait pas être aisé tous les jours.
18 Saint-Germain-en-Laye, l'une des résidences fréquentes de la cour de France.
19 Le château d'Olainville (Essonne) était une des résidences préférées d'Henri III.
20 Risque de confusion des symboles, très proches graphiquement, entre « Bourges » et « ennemy » comme entre « service » et « Tours ».
21 « Papistes » et « huguenots » sont des termes péjoratifs au XVIe siècle pour désigner catholiques d'une part, protestants de l'autre. On peut considérer que « papiste » est un peu plus péjoratif, mais il est d'autant plus curieux de relever ce terme dans le chiffre d'un ambassadeur catholique du roi de France, même si Michel de Castelnau a toujours été mesuré dans son catholicisme.
22 Doublon, le même mot apparaît dans la deuxième colonne.
23 Bonne chère. On n'oublie pas les réceptions de l'ambassadeur...
24 Il n'y aucun doute sur la graphie et l'on peut être tenté d'y voir un nom propre. Or nous ne voyons de connu à cette époque et avec ce nom que David de Pomis (1524-1594), linguiste, médecin et philosophe italien. C'est une colonne de noms communs et non de noms propres mais peut-être est-ce un ajout de dernière minute, puisque l'on est en fin de liste et que ce chiffre paraît un peu improvisé. Cependant nous n'avons pas d'explication à la raison pour laquelle David de Pomis serait présent dans le chiffre de l'ambassade.
Blaise de Vigénère, Traité des chiffres ou secrètes manières d'écrire, Paris : Abel L'Angelier, 1586.
Camille Desenclos, Naissance et essor de la cryptographie moderne (XVIe-XVIIe siècle), article en ligne sur le site du Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques, (2018 ?) (http://www.cresat.uha.fr/activites/projets/naissance-et-essor-de-la-cryptographie-moderne-xvie-xviie-siecle-camille-desenclos/).
Jean-Claude Cousserran, Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie, Paris : Odile Jacob, 2015, chap 3, "La généalogie du renseignement contemporain".
Jean-Claude Margolin, Sur quelques usages de la cryptographie à la Renaissance, in François Laroque (dir.), Histoire et secret à la Renaissance, Paris : Presses Sorbonne nouvelle (coll. Monde anglophone), 1997.
John Bossy, Giordano Bruno and the embassy affair, New Haven (CT) : Yale University Press, 1991.
John Bossy, Under the Molehill, New Haven (CT) : Yale University Press, 2001.
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