Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

18 novembre 2023

Lettre de Guillaume de L'Aubespine, baron de Châteauneuf, ambassadeur de France en Angleterre, à Michel de Castelnau de la Mauvissière, 4 novembre 1585.

Bibliothèque nationale, Cinq cents de Colbert, cote 472 - III, pages 327-330.

Statue de Guillaume de L'Aubespine, baron de Châteauneuf (détail), cathédrale Saint-Etienne de Bourges

(Philippe de Buyster (1595-1688), marbre. Groupe funéraire des L'Aubespine exécuté entre 1656 et 1658. Photo Thierry Prat, 1989).

 



L'ambassadeur est parti avec le code !... A moins que les services secrets anglais...

 

En 1585 Michel de Castelnau de la Mauvissière1 rentre en France après dix ans de présence en Angleterre comme ambassadeur de France. Même pour l'époque, c'est une durée assez exceptionnelle à un tel poste, qui couronne une longue carrière de soldat et de diplomate. Il est remplacé par Guillaume de L'Aubespine, baron de Châteauneuf2 qui à son arrivée à Londres... ne trouve pas les documents les plus secrets de l'ambassade ! Les tables de chiffrement3 ont en effet disparu, ce qui rend impossible la lecture des messages venant du roi de France ou de la reine d'Ecosse Marie Stuart4 utilisant ces codes.

Nous savons que les hauts personnages de l'époque gardaient parfois les archives de leurs fonctions comme des archives privées, mais partir avec les codes est un peu gênant... Le nouvel ambassadeur, ne trouvant pas les codes, pense naturellement que son prédécesseur les a emportés avec lui, et il les lui demande dans cette lettre qui évoque également les déboires de Michel de Castelnau avec des pirates lors de son retour en France, ainsi que quelques obscures affaires privées.

On ne connaît pas la réponse de Castelnau-Mauvissière, et l'on ne sait pas s'il avait bien emporté les codes, mais l'on connaît par contre la redoutable efficacité des services secrets anglais de la reine Elisabeth, sous la direction de Sir Francis Walsingham, et l'on peut très bien imaginer qu'à l'occasion du changement d'ambassadeur les papiers en question ont été simplement barbotés par l'un des agents anglais introduits de longue date au sein de l'ambassade de France, même si la reine Elisabeth affectait les meilleurs rapports avec l'ambassadeur. Guillaume de L'Aubespine ne tardera pas à subir à ses dépens les effets de cette efficacité : il sera tout simplement incapable de défendre la reine Marie Stuart contre les machinations de Walsingham, entièrement basées sur ces questions de correspondances secrètes et de codes, et qui aboutiront à la décapitation de la reine d'Ecosse en 1587.

 

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A Monsieur,

Monsieur de Mauvissière,

chevalier de l'ordre du roy,

capitaine de cinquante hommes d'armes de ses ordonnans

et gouverneur de Saint Disier

 

Monsieur,

 

je commenceray ma lettre par me rejouyr avec vous de vostre vaisseau recouvert5 ainsi que m'a asseuré la royne d'Angleterre qui m'a dict estre bien ayze de vous avoyr encore faict ce bon office, comme voulant dire que Davitson6 qui est à la Flessingue7 vous a faict rendre le tout, faisant maintenant ladite dame estat de Zeelande et Holande comme de Angleterre, encore que elle ne disse pas en estre souveraine8 comme vous verrés par le livre que elle en a faict imprimer que j'envoye au roy.

Ribot9 vous dira toutes les nouvelles d'icy, et comme avant son arrivee je avoys faict escrire par tous les portz d'Angleterre pour vostre vaisseau.

Je ay veu ce que me mandés des bruictz que l'on a faict courir par delà et de ce que ma femme10 a escript à sa sœur11. Je ne sçay que c'est, et ne me mesle poinct de querelles de femmes. Je voudroys bien que elle eust esté assés patiente pour mespriser les raportz que l'on luy a faictz, lesquels je croy estre faulx puisque vous le dictes, et pour mon reguard je suis de ceux qui ne prend jamais pied [sic] à semblables raportz. Je luy ay commandé d'escrire à ses parentz à ce que il n'en fust jamais parlé, comme de ma part je les en prie bien fort. Et si je l'eusse sceu plus tost, je eusse bien empesché que elle n'en eulst escript. Je ne luy ay pas baillé la lettre que vous luy en escripviés, ainsi que j'ay dict à Ribot, ayant pensé pour terminer tout cela que il valoyt mieux la jetter au feu. Pour mon particulier, croyés que je ne vous feray jamais de mauvais office, comme vous avés peu sçavoyr. Estant arrivé là, j'escriptz ung mot à Monsieur de La Châtre12 pour le prier de laissé tout cela pour l'amour de moy.

Du reste, j'ay dict à Ribot que il vous remonstrast que vous avés oublié à me laisser le chiffre du roy13, affin que s'il survenoyt quelque affaire de celles qui ont passé je m'en peusse servir14. Aussi vous ne m'avés laissé aulcung memoyre15 des affaires de la royne d'Escosse, ny le chiffre que vous aviés avec elle16, encore que je ayst souvent faict demander à Marechal17 et l'ung et l'autre. Mesme ladite dame m'escript tous les jours que vous m'avés laissé deux mille escus pour ses affaires et que vous m'avés laissé les memoyres de tout ce qui a esté achepté pour elle. Je n'ay veu ny les deux mille escus ny lesdits memoyres, comme aussi Monsieur de Cherelles18 ny Cordaillot19 n'en ont poinct veu. Je croy que ces deux mille escus sont ceux que vous pensiés laisser à Goyn20, dont ledit Goyn dict ne sçavoyr [ce] que c'est. Et fault que vous envoyiés une rescription21 de Monsieur de Chaunes22 si la royne les veult avoyr de ces deux marchantz que vous laissastes icy, lesquelz m'ont dict n'attendre aultre chose de vous.

Le jeune Nau23 m'a escript que luy aviés dict que vous m'aviés baillé ung gros pacquet de la royne d'Escosse pour leur faire tenir à Paris. J'en ay bien veu ung que vostre nepveu24 m'aporta longtemps avant vostre partement, que je leur ay envoyé mais je n'en ay poinct veu d'aultres.

Je vous prie que Marechal envoye à Cordaillot lesdits chiffres et memoyres concernantz la royne d'Escosse, laquelle n'a encore changé de maison. Demain je luy envoye ceste damoiselle [?] que vous me laissastes avec ung des miens que ilz m'ont permis envoyer pour la conduyre sans que je leur en ayhe prié ny parlé.

Ledict Nau a encore quelque apparence de obtenir son congé pour passer icy25, ce que je vous prie luy oster26 du tout car il n'y a nulle aparence et croy toute aultre chose plus facile à obtenir que cela.

Je remettray toutes les aultres nouvelles de ceste Court à ce porteur27, vous baizant bien humblement les mains et priant Dieu, Monsieur, que il vous doinct bonne et longue vie.

 

De Londres, ce 4me novembre 158528.

 

Vostre bien humble cousin29 à vous faire service,

 

[signature] De L'Aubespine Chasteauneuf

 

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Notes

 

1 Nous avons déjà publié une dizaine de documents autour de Michel de Castelnau de la Mauvissière. Nous renvoyons donc à la liste des publications sur https://manuscrit-esperluette.jimdofree.com/textes-anciens-transcrits/.

 

2 Guillaume de L'Aubespine, baron de Châteauneuf (1547-1629), ambassadeur de France auprès de la reine d'Angleterre de 1585 à 1589, est le fils de Claude II de L'Aubespine et de Jeanne Bochetel, fille de Guillaume Bochetel et donc sœur du père (et donc la tante) de la femme de Castelnau, Marie Bochetel. Guillaume de L'Aubespine est donc cousin par alliance de Castelnau-Mauvissière. Il est par ailleurs beau-frère du secrétaire d'Etat Villeroy, qui a épousé sa sœur Madeleine de L'Aubespine.

 

3 Nous avons publié l'une de ces tables de chiffrement de l'ambassade de France, qui provient d'un recueil des papiers personnels de Michel de Castelnau : voir notre page https://manuscrit-esperluette.jimdofree.com/chiffre-ambassade/. Il n'est pas certain que ce soit cependant l'une des tables de chiffrement réclamées ici par Châteauneuf.

 

4 Marie Stuart, reine d'Ecosse, est reine de France de 1559 à 1560 par son mariage avec François II. A la mort de celui-ci, elle retourne en Ecosse en 1561. Elle est contrainte de fuir en Angleterre à la suite d'une révolte d'une partie de la noblesse écossaise en 1568. Elle se met sous la protection de la reine d'Angleterre, mais celle-ci l'emprisonne de fait dans plusieurs résidences successives pendant une vingtaine d'années. Durant sa captivité elle correspond avec l'ambassadeur de France à Londres pour qu'il lui vienne en aide. Castelnau-Mauvissière puis Châteauneuf se chargent autant qu'ils le peuvent de lui rendre de menus services et de défendre sa cause, mais ils doivent prendre garde de ne pas compromettre les intérêts de la France, qui est empêtrée dans ses guerres de religion et qui à ce titre a un urgent besoin de la neutralité anglaise.

 

5 « Recouvert » : repris. Lorsque Michel de Castelnau est rentré de sa mission d'ambassadeur de France à Londres au bout de dix ans, le navire qui transportait ses biens a été capturé en mer, apparemment par des Hollandais ou Zélandais (les « gueux de mer »). Il faut faire intervenir la reine d'Angleterre, alliée des provinces révoltées contre l'Espagne, pour les récupérer. Ce ne fut cependant pas une petite affaire : un certain Giraut et un valet d'une personne de l'entourage de Michel de Castelnau y perdirent la vie. Il est également question de 20 mille écus dérobés mais leur restitution n'est pas évidente.

 

6 William Davison, secrétaire privé du Conseil d'Angleterre envoyé aux Pays-Bas d'août 1585 à février 1586, ce qui permet de bien dater cette lettre de novembre 1585, car certaines mentions de date sur le manuscrit sont erronées ou douteuses. Le personnage est surtout connu pour son rôle très ingrat de porteur de l'ordre d'exécution de Marie Stuart qui lui valut une très hypocrite et éternelle disgrâce de la part de la reine Elizabeth (elle aurait signé l'ordre mais n'aurait pas voulu l'envoyer...) et plus encore du roi Jacques Ier.

 

7 Flessingue, en Zélande, est à ce moment l'un des lieux de résidence principaux de Louise de Coligny, veuve de Guillaume de Nassau, âme de la résistance des Pays-Bas envers l'Espagne assassiné l'année précédente 1584. C'est là que résidait l'émissaire anglais Davidson. Le site est surtout connu comme ayant été à cette époque un repaire de corsaires ou « gueux de mer » acquis à la cause des Pays-Bas et écumant la Manche.

 

8 L'auteur de la lettre veut dire que la reine d'Angleterre fait ce qu'elle veut en Zélande et en Hollande, qui sont ses alliés. Elle est de fait la seule vraie alliée d'importance des provinces révoltées, et celles-ci ne peuvent donc rien lui refuser. A la différence de certains personnages comme le duc d'Anjou, frère du roi de France, à un certain moment, et comme le précise Châteauneuf, elle ne prétend pas en être maîtresse et souveraine, mais elle les utilise pour combattre la puissance de l'Espagne.

 

9 Membre de l'entourage de Castelnau-Mauvissière, qui transporte ici les lettres échangées entre celui-ci et Châteauneuf de l'un à l'autre.

 

10 Guillaume de L'Aubespine a épousé en 1572 Marie de La Châtre, fille d'honneur de Catherine de Médicis, 5e fille de Claude, baron de Maison-Forte et d'Anne Robertet.

 

11 Marie de La Châtre, épouse de Guillaume de L'Aubespine-Châteauneuf qui écrit cette lettre, a quatre sœurs dont elle est la cadette : Anne, Michelle, Blanche et Jacqueline. On peut supposer que Guillaume de L'Aubespine veut ici parler de l'aînée, Anne de La Châtre, épouse de François de Vitry de L'Hospital.

 

12 Claude de La Châtre de la Maisonfort (1536-1614), gouverneur du Berry jusqu'en 1588 (destitué par Henri III) et ligueur. On a vu qu'il est le père des dames évoquées dans cette affaire. Il n'est sans doute question ici que de médisances de la part de la femme de Guillaume de L'Aubespine à l'encontre de Michel de Castelnau-Mauvissière, son épouse ou sa famille. Le Berry est le centre de gravité de cet ensemble de familles, les L'Aubespine, les La Châtre, les Bochetel, Castelnau-Mauvissière, etc.

 

13 Le chiffre du roi est la grille de déchiffrage des messages codés échangés entre l'ambassade de France et le roi. Castelnau-Mauvissière a-t-il emporté ce chiffre ou bien a-t-il simplement disparu ? Walsingham peut bien avoir joué ce tour à l'ambassade de France en profitant du départ de Castelnau. On sait qu'il avait au minimum un espion travaillant pour lui au sein de l'ambassade de France, et sans doute deux.

 

14 Châteauneuf peut employer un nouveau code (et ce sera forcément le cas), mais il envisage la possibilité qu'un message codé avec le chiffre de Castelnau lui parvienne encore.

 

15 « Aulcung memoyre » : aucun exposé écrit.

 

16 Castelnau-Mauvissière n'a donc laissé ni la table de chiffrement avec le roi, ni la table de chiffrement avec Marie Stuart. Il est bien évident que pour des raisons de sécurité on n'utilisait pas le même code avec tous ses correspondants. Le roi de France et Marie Stuart étaient alors les correspondants les plus importants de l'ambassadeur de France. Le fait que Châteauneuf ne mentionne que ces deux codes disparus ne signifie pas forcément que l'ambassade que l'ambassade n'avait besoin de chiffres que vis-à-vis d'eux, mais la disparition de ces deux chiffres extrêmement importants n'en est que plus troublante.

 

17 Maréchal est un membre de l'entourage de Castelnau-Mauvissière. Il semble que ce soit un domestique assez âgé, une sorte d'homme de confiance de la famille. On voit ici qu'il est presque un secrétaire de Castelnau-Mauvissière.

 

18 Arnault de Chérelles, secrétaire de Châteauneuf.

 

19 Cordaillot est un secrétaire de l'ambassade de France, particulièrement en charge des affaires concernant la reine d'Ecosse, et il est évoqué dans les lettres de Marie Stuart où elle dit sa confiance en ce personnage et en Arnault de Chérelles.

 

20 Le personnage n'a pas été identifié. On est tenté de voir là la transcription sansdoute très approximative par Châteauneuf d'un nom anglais, voire italien s'il s'agit d'un banquier comme la somme importante de 2 000 écus incite à le penser.

 

21 Rescription : ordre rédigé pour récupérer une somme.

 

22 Chaunes ou Chaulnes est un membre de l'entourage de Castelnau-Mauvissière. Il semble avoir pour prénom Antoine.

 

23 Claude Nau (….-1605), secrétaire confidentiel de Marie Stuart.

 

24 Michel de Castelnau-Mauvissère a un nombre élevé de frères et sœurs dont une bonne part se sont marié et ont eu postérité mais qui sont restés assez obscurs en dépit des efforts des généalogistes. L'identification exacte du neveu cité ici est donc malaisée.

 

25 La phrase semble dire que Nau veut obtenir un congé de la reine d'Ecosse, qu'il sert comme secrétaire dans sa prison (alors Tutbury Castle ; Marie Stuart est emmenée de là à Chartley Manor en décembre 1585), pour venir à Londres.

 

26 Lui ôter de l'esprit.

 

27 Expression fréquente pour signifier que le porteur de la lettre en dira plus oralement. On a vu que c'est sans doute le dénommé Ribot.

 

28 La mention en en-tête du document porte « 4 novembre 1589 ». Comme nous l'avons montré par le contexte des événements relatés dans le document, ce ne peut être qu'une erreur très postérieure de la part d'un archiviste : le document date bien de 1585. Les deux « 5 » de « 1585 » ont certes un tracé curieux, mais ils sont ici identiques et la date ne doit pas être lue autrement.

 

29 Comme on l'a dit, Michel de Castelnau-Mauvissière a épousé la cousine de Guillaume de Châteauneuf, du côté maternel de celui-ci. Guillaume de Châteauneuf et Michel de Castelnau-Mauvissière sont donc cousins par alliance. Ce type de lien n'est jamais négligeable à l'époque.


Bibliographie

  • John BOSSY, Giordano Bruno and the Embassy Affair, New Haven (CT) : Yale University Press, 1991.
  • John BOSSY, Under the Molehill : an Elizabethan Spy Story, New Haven (CT) : Yale University Press, 2001.
  • Frances YATES, John Florio : the Life of an Italian in Shakespeare's England, Cambridge : Cambridge University Press, 2011 (rééd.).

 

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