Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Supplique de Hector Cavellyer à Ambrose Dudley, comte de Warwick, pour son frère prisonnier. 1562 ou 1563.

British Library, State letters and papers (Hardwicke papers vol. 483), cote Add MS 35831, pages 113r-114v.

 

Manuscrit original numérisé sur :

http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_35831_f113r

 

Personnage inconnu, vers 1560.

(Anonyme français du XVIe siècle. Dessin, pierre noire, sanguine, crayon de couleur. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Réserve Boîte FOL-NA-22 [26])

 



Traître à la cause ou victime des jaloux ? Supplique pour un protestant emprisonné par son propre camp lors de la première guerre de Religion (1562/1563)

 

En 1562-15631 la France est en guerre civile et des troupes anglaises ont pris possession du Havre sans même déclarer la guerre. Les protestants de Normandie se sont en effet emparés de Dieppe, de Rouen, du Havre, et ont livré cette dernière ville aux Anglais contre une aide en hommes et en armes. Les Anglais ont mené à partir du Havre quelques actions, notamment la prise du château de Tancarville, mais ne sont guère allés très loin.

En ce début des guerres de Religion, le pouvoir royal français est encore puissant. Il reprend Rouen puis progressivement toute la Normandie. Le camp protestant est divisé, ce dont on a un modeste exemple ici. Un protestant normand, Hector Cavellier, écrit au gouverneur anglais du Havre, le comte de Warwick, pour faire libérer son frère qui, malgré des états de service qui montrent son engagement dans la cause protestante, est soupçonné d'avoir eu des contacts avec l'un des chefs mercenaires servant le roi de France.

Bien qu'il s'agisse ici plus probablement d'une copie du temps que d'un original non signé, on peut supposer que la supplique est parvenue à son destinataire puisqu'elle est conservée en Angleterre. Elle n'évite pas la condamnation à la torture au capitaine Maucomble, tandis qu'une autre personne impliquée dans l'affaire est condamnée à mort. On sait que Gabriel de Montgomery lui-même, l'un des chefs des protestants de Normandie, intercède en faveur du prisonnier, mais on perd ensuite sa trace.

 

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A Monseigneur le comte de Baruyt2.

 

Supplye humblement Hector Cavellyer, frere du cappittaine Maucomble3, vous remonstrant que sond. frere et luy ont esté et sont passé longtemps de la relligion chr[et]iane4 et que eulx et chacun d'eulx ont esté cause que les ministres d'icelle religion5 passé deux ans ont presché publicquement aux champs en plusieurs et diverses parroisses prochaines6 de ceste ville de Grace7, Moustiervillier8 et Harfleur9.

Et depuys que on a prins les armes ont esté des compaignies, voire des premieres qui ont esté mises sus, ayans tousiours eu charge de cappittaines, enseignes ou lieutenant, speciallement led. son frere. En quoy ilz se sont monstrés et exposez leurs vyes, tant en la ville de Rouen10, Honfleur, le chasteau de Tancarville11, que allieurs [sic]. Et non seullement ont ce faict de leurs personnes, maiz led. son frere y a exposé plus de mil escus de ses biens, comme il est notoire et congneu à tous. L'on sçait aussy comme son frere et luy se sont monst[r]ez et exposé journellement aux escarmouchez qui ont esté faictes prez ceste ville, de celle de Harfleur et Moustiervillier, tellement que les ennemys ont conceu une envye sur eulx, principallement sur sond. frere, lesquelz auroient conspiré contre luy pour le faire retirer des bonnes empruises12 de guerre qu'il faisoit.

Et soubz coulleur d'unes13 lettres telles quelles que le comte de Reingrant14 auroit envoyés à ung nommé Dumesnil15 sans qu'il fut nommé en icelles, ledict Dumesnil auroit faulcement dict en justice qu'il estoit jug[e]oit qu'il estoit de l'intelligence d'icelles lettres, et pour raison de quoy led. son frere avoit esté mys prisonnier où il est encor à present procedé contre luy par examens16 par lesquelz il avoit confessé ce qui estoit de son faict. Et soubz coulleur qu'il n'avoit faict advertissement de ce qui luy avoit esté proposé par led. Dumesnil, on luy vouldroit imputer quelque faulte, ce que n'a jamais estimé penser ni voullu faire. Au contraire, comme il a esté dict, n'a jamais refuzé le service de la guerre, combien que luy et ses soldardz dont il avoit la charge n'estoient payez17.

Ce considéré, Monseigneur, il vous plaise n'avoir esgard à sy petitte faulte ; sy faulte est, toutesfoys qu'il auroit faicte par ignorance. Et aujourd'huy ayant par vous puissance de remettre telles faultes il vous plaise luy pardonner, souffrir ni permettre luy estre faict aulcun tort ni injure, ou bien luy faire remettre18 lad. faulte par justice en le mettant en sa liberté hors des prisons, en s'obligeant que s'il a bien faict par le passé au faict et charge de son estat, de s'emploier encor mieulx à l'advenir en tous les lieux où il vous plaira l'employer et commander et autant en fera led. supplyant, lesquelz en ce faisant seront tenus prier Dieu pour vous et vostre posterité.

 

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Notes

 

1 Le document est daté de 1562 par la British Library. On est en fait entre octobre 1562 et juillet 1563, et plus probablement à l'extrême fin de 1562 ou au tout début de janvier 1563.

 

2 Ambrose Dudley, 3e comte de Warwick, chef des troupes anglaises débarquées au Havre et gouverneur de la ville pour la reine d'Angleterre Elisabeth. Il est connu pour son attachement au protestantisme. Il a lui-même connu l'état de prisonnier lorsqu'il est emprisonné quelques mois avec son père et ses frères à la Tour de Londres sous le règne précedent de Marie Tudor.

 

3 La famille Cavellier détenait le fief de Maucomble. Le frère d'Hector Cavellier était sans doute l'aîné détenant le titre de seigneur de Maucomble. Le Nobiliaire de Normandie d'Edouard de Magny mentionne ainsi Cavelier [sic], écuyer, sieur de Maucomble, de Carville, etc., avec pour blason d'azur à trois croissants d'or (voir en fin de page).

 

4 Les deux premières lettres sont un χ « chi » et un ρ « rhô » grecs, formant le symbole du christianisme comme dans le chrisme constantinien. Par « religion chrétienne », l'auteur entend ce qui est pour lui et pour son interlocuteur, le duc de Warwick, la vraie religion chrétienne, à savoir la Réforme. Cette forme violente d'expression du rejet du catholicisme est caractéristique de la période de la première guerre de Religion.

 

5 « Les ministres d'icelle religion » : les prêcheurs de la Réforme. Comprendre « pasteur » peut être encore légèrement anachronique.

 

6 « Prochaines » : proches (géographiquement).

 

7 L'un des lieux préexistant au Havre avant sa fondation en 1517 portait le nom de Grâce, sans doute en référence à une chapelle dédiée à Notre-Dame de Grâce. Plusieurs façons de désigner la ville coexistent pendant un temps (ville de Grâce, Havre de Grâce, etc.), « havre » signifiant « port ».

 

8 Montivilliers, ville voisine du Havre, dont la forme ancienne de Moustiervillier provient d'une ancienne abbaye (« moustier »). Les prêches protestants y furent notables dans la décennie 1550 et la présence protestante s'y maintient ensuite.

 

9 Harfleur, ville voisine du Havre et de Montivilliers, a rapidement comme Montivilliers une forte communauté protestante dans les premières années de la décennie 1560. Harfleur et Montivilliers (qui est juste en amont de la petite rivière de la Lézarde qui débouche sur la mer à Harfleur) sont les deux villes les plus importantes de cette côte de l'estuaire de Seine, Le Havre mis à part.

 

10 Le siège de Rouen par les armées royales pour reprendre la ville aux protestants a lieu du 28 septembre au 26 octobre 1562, et c'est sans doute à cette occasion que les deux frères y servent comme officiers.

 

11 Le château de Tancarville est occupé par les protestants dès août-septembre 1562. Ils subissent un siège de la part du maréchal de Villebon mais réussissent à l'obliger à quitter les lieux. C'est peut-être l'épisode auquel se réfère l'auteur du document, mais c'est plus probablement à la reprise du château quelques mois plus tard. En effet, le duc de Longueville, comte de Tancarville, ayant écrit à la garnison de rendre le château aux troupes du roi, celle-ci s'exécute, et c'est un nommé Dumesnil qui est chargé de prendre possession du château au nom du roi. Après ensuite divers mouvements de troupes au château, il n'y a plus en décembre 1562 qu'une garnison de 50 hommes d'armes, ce qui donne idée aux Anglais du Havre de s'emparer du château en réussissant une brèche et un assaut à la muraille sud le 9 décembre. C'est donc plutôt à cette action un peu plus spectaculaire que se réfère sans doute Hector Cavellier. La suite de l'occupation du château est moins glorieuse : dès janvier 1563, un officier du roi, Michel de Castelnau de la Mauvissière (déjà évoqué dans nos publications ici, et ailleurs), arrive au château à la tête d'un simple petit détachement de chevau-légers. Il annonce qu'il n'est que l'avant-garde des armées royales et il somme la garnison anglaise de se rendre. Celle-ci le croit sur parole et déserte le château aussitôt la nuit tombée. Castelnau présente cela dans ses mémoires comme une action d'éclat et une ruse. Mais il ne mentait peut-être pas autant à la garnison que le général Lasalle à la prise de Stettin en 1806, car dans une lettre du 4 janvier 1563, Catherine de Médicis demande bien au comte Rhingrave et à ses lansquenets de reprendre le château.

 

12 « Emprinses » : entreprises, projets, actions.

 

13 Le pluriel "unes lettres/lectres", issu de l'usage latin, peut servir à désigner un seul et unique document.

 

14 Jean-Philippe de Salm, comte Rhingrave (1520-1569), colonel d'un régiment de mercenaires lansquenets fidèle au roi de France bien que lui et ses troupes soient luthériens. On a vu dans une note précédente qu'il est concerné par la reprise du château de Tancarville. Le frère d'Hector Cavellier est donc accusé de trahison, ou au moins d'intelligence avec l'ennemi, puisque le destinataire de certaines lettres écrites par le Rhingrave, Dumesnil, accuse Maucomble de connaître le contenu de ces lettres. L'affaire est peut-être liée à la reprise de Tancarville.

 

15 Il s'agit sans doute de Jehan Jouvyn, sieur Dumesnil (ou Le Mesnil ou Du Mesnil), gentilhomme et argentier du duc de Longueville (Léonor d'Orléans, 1540-1573, gouverneur de Normandie, notamment comte de Tancarville). On a vu dans les notes précédentes que ce Dumesnil est également mêlé à l'histoire du château de Tancarville.

 

16 « Examens » : enquête, instruction (d'un procès).

 

17 Il est possible que les mille écus dont il est question au début du document aient été employés justement par le frère d'Hector à payer lui-même ses troupes, faute d'autres ressources en vue, ce qui est fréquent dans l'histoire des guerres de Religion.

 

18 « Remettre » : pardonner.


Bibliographie

  • CASTELNAU DE LA MAUVISSIERE Michel de, Mémoires de Michel de Castelnau, éd. Le Laboureur, 1731, tome I.
  • DEVILLE Achille, Histoire du château et des sires de Tancarville, Rouen : N. Périaux, 1834.
  • HAMMER Paul E. J., Elizabeth's Wars : War, Government and Society in Tudor England, 1544 – 1604, Basingstoke (Hampshire) : Palgrave Macmillan, 2003.
  • HEAP William A., English interventions in the French Wars of Religion, 1562-1598, Londres : Unicorn, 2019.
  • LA FERRIERE Hector de la, La Normandie à l'étranger : documents inédits relatifs à l'histoire de Normandie tirés des archives étrangères, XVIe et XVIIe siècles, Paris : A. Aubry, 1873

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