Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre de marchands du Havre prisonniers à l'ambassadeur de France en Espagne Aymeric de Barrault. 18 septembre 1607

Bibliothèque nationale de France, cote MS Français 16112, pages 567-568v.

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10722639f/f575.item,

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10722639f/f576.item,

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10722639f/f577.item.

 

Les petites misères de la guerre : l'hôpital

 

(Jacques Callot, estampe (détail),

Bibliothèque nationale de France,

cote RESERVE BOITE ECU-ED-25 (18))

 



Les malheurs de cinq marchands du Havre aux Antilles (1603-1607)

 

En 1607 la France n'a pas encore établi de colonies dans les Antilles. Les guerres de religion ont porté ses regards ailleurs. Cela n'a pas empêché des Dieppois et Havrais entreprenants de se lancer dans des traffics divers dans ces mers que l'Espagne considère comme entièrement siennes, bien que n'ayant pas encore mis le pied sur toutes les îles.

Les Espagnols ont eu durant tout le XVIe siècle la main très lourde envers les marins des navires étrangers naviguant dans ces eaux. Considérés très souvent comme des pirates même quand ils étaient corsaires (mandatés par le roi de France lors des périodes de guerre ou de représailles commerciales) ou simples marchands, les Français étaient mis à mort. Avec parfois divers supplices raffinés, surtout lorsqu'ils étaient soupçonnés d'être du culte réformé. En dépit des protestations françaises, ces habitudes ne changent guère une fois la France et l'Espagne officiellement en paix après le traité de Vervins (1598) : l'affaire relatée ici se déroule entre 1603 et 1607.

Les questions de pirates ou supposés tels enveniment ainsi les relations diplomatiques françaises, anglaises, espagnoles et portugaises depuis plus d'un siècle. Comme ses prédécesseurs, Henri IV se plaint des agissements espagnols. Les instructions qu'il donne à l'ambassadeur de France en Espagne lors de sa prise de fonction le chargent de lutter contre les injustices faites à l'encontre des sujets du roi de France1. Henri IV, bien que cherchant en même temps à ménager l'Espagne, va jusqu'à interdire en 1604 le commerce avec elle pour la contraindre à entendre raison sur ce point. L'affaire se termine par un accord commercial la même année, mais on voit que les marins français capturés ne sont pas libérés pour autant dans les années qui suivent.

Le document émane de marchands2 français du Havre qui sont prisonniers des espagnols depuis plusieurs années et cherchent à intéresser à leur sort l'ambassadeur de France à Madrid. Ce n'est pas la lettre originale mais sa copie rédigée à l'ambassade. Elle est destinée à être jointe à une lettre de l'ambassadeur au roi3, pour lui faire parvenir les plaintes des marins concernés. On peut donc dire que l'ambassadeur intervient, mais simplement en demandant au roi ce qu'il doit faire exactement pour ces prisonniers, ce qui signifie que le calvaire des malheureux Havrais est loin d'être terminé.

Plaignons-les. Même si quelques petits détails poussent à se demander si leur commerce dans les Antilles n'étaient pas plus interlope qu'ils ne veulent bien le dire.

 

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A Monseigneur,

Monseigneur le baron de Barault4, enbasadeur du très crestien roy de France, que Dieu gard[e].

En Madrid.

 

Monseigneur,

 

par ceste presente vous pourrez entendre comme il y a quatre ans et demy que nous sommes partis du Havre de Grace5 avec congé de Monsieur l'admiral6 dens ung navire apartenant à monsieur de la Briere chargé de marchandise pour aller traficquer aux Indes7 et, faisant nostre voiage, ne pouvant trouver de traficq pour le grand nombre de navires qui estoient en l'isle espagnolle8, nous sommes venus plus avant le vent en l'isle de Cuve9, où arrivant nostre capitaine s'en alla avec sa barque et vingt et deuz hommes parler à ung Espagnol qui luy devoict vendre mil et deuz centz cuirs.

Et sur l'assurance que led. Espagnol luy avoit donnee, ne deffiant de luy, arma une trahison et le firent saulter à terre, où estant luy saulterent au collet10 plusieurs qui estoient enbuchez11 dens une fosse et tuerent led. capitaine des Brieres et son maistre12 et pilotte et autre dix ou douze.

Le reste des hommes les menerent au gouverneur de La Havanne, lesquelz luy conterent comme par force où estoict demeuré le navire et comme nous n'estions que dix hommes dedens, pareillement la force de l'artillerie et comme nous avions [ordre] de attendre nostre capitaine quarante jours, et qu'ilz nous trouverroient encoir13 aud. port où nous estions.

A ceste occasion led. gouverneur arma trois navires avec deuz centz hommes de guerre, lesquelz nous vindrent treuver et nous donnerent la chasse et charge de canon et mousquetz. Mais pour estre sy peu de gentz n'avions autre recours que à fuir. Mais sur le soir nous donnerent une charge qui nous coupa noz matz et blesserent le meilheur de noz hommes14 et en un instant vindrent à bord, nous prindrent et pillerent et nous menerent en La Havanne où led. gouverneur nous condamna pour captifz au Morne15, travaillant tous les jours comme les autres forçatz du roy en la fortification de lad. place jusques au terme de trois ans et demy, passant de grandissimes miseres.

Et ceulz qui demeurerent en vye de ceste fortune estions vingt cinq16, une bonne partie desquelz est morte au travail. Les aultres, led. gouverneur les a envoiez pour mariniers dens ces navires par deça. Le reste, qui sont traize, les a envoiez en la Contratacion17 prisonniers par mandement du roy, desquelz traize ne s'en est trouvé que cinq qui sommes prisonniers en ceste prison de la Contratacion chargez de fers et chaisnes, passantz de grans travaulz et miseres18.

Et croy que nous y mourrons de fain sy n'est que par vostre faveur nous recepvions une euvre de charité. Touteffois nous supportons le toult avec l'esperance que nous avons de vous, qui estes enfin ung des nobles de France et qui avez accoustumé de faire bien, et qu'aurez esgard à la perdision de dix mil escus que nous avons perduz, trois ans et demy de prison19, passant de grandissimes travaulz, n'aiant autre recours qu'à vous. Prions Dieu qu'il vous tienne en sa saincte garde et vous face la grace d'avoir le dessus de voz intensions avec santé et longue vye.

 De Seville, se dix huictieme jour de septembre mil 607.

 

Voz tres humbles serviteurs à jamais,

 

Antoine Varembault, Jacques Boutart, Michel du Bellay20, Guillaume Jorge et Bertehemy Henry.

 

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Notes

 

1 Recueil d'instructions et pouvoirs remis à divers ambassadeurs de France à Rome, en Espagne, en Allemagne, en Hollande et en Suisse (1589-1604), BNF, Dupuy 557, folio 128 et suivants. Les instructions du roi précisent bien qu'il y a là matière à violation de l'article 3 du traité de Vervins. Mais bien entendu, le roi de France « n'entend soustenir ceux qui contreviendront aux loix du dit pays auquel ils trafiquent ».

 

2 Ce ne sont pas de simples marins, ils disent avoir perdu 10 000 écus dans l'affaire.

 

3 L'ambassadeur mentionne l'affaire parmi d'autres questions plus diplomatiques dans une de ses dépêches au roi le même mois. Lettre de Barrault au roi du dernier septembre 1607, BNF, MS Français 16112, folio 576.

 

4 Aymeric, Eymery ou Emeri Jaubert de Barrault (….-1613), ambassadeurde France en Espagne de 1603 à 1608. Ancien compagnon d'Henri IV, plus tard maire de Bordeaux. Son fils Antoine est plus tard également ambassadeur en Espagne.

 

5 Le Havre de Grâce est le nom originel du Havre.

 

6 Tout navire quittant un port devait obtenir autorisation de l'amiral de France ou de son représentant dans le port en concerné (contre paiement : la fonction d'amiral de France était donc très rémunératrice). C'est une façon de dire que l'armement de ce navire n'est pas frauduleuse, du type d'une aventure privée d'écumeurs des mers partis sans autorisation, mais qu'il est fait dans les règles, ou du moins avec l'accord des autorités portuaires.

 

7 Aux Indes occidentales, c'est-à-dire aux Antilles.

 

8 Hispaniola, c'est-à-dire l'île partagée aujourd'hui entre Haïti et la République de Saint-Domingue.

 

9 Cuba.

 

10 Lui sautèrent au cou, se précipitèrent sur lui.

 

11 Embusqués, cachés.

 

12 Le responsable de l'équipage.

 

13 Encore.

 

14 C'est-à-dire la meilleure partie des hommes, non un seul meilleur. Cela peut également être compris comme « une grande partie des hommes ».

 

15 Il faut peut-être comprendre « morón » (« monticule » en espagnol), mais il s'agit sans doute – et ce n'est pas incompatible – du fort El Morro (le nom complet est « Castillo de Los Tres Reyes del Morro »), l'un des forts qui gardent l'entrée du port de La Havane et sont en construction à cette époque, et donc fournissent du travail en quantité pour des forçats.

 

16 Il est dit plus haut qu'il n'y aurait eu qu'une dizaine d'hommes restés sur les navires pendant la descente à terre du capitaine. Une partie est tuée. On parle ensuite ici de vingt-cinq survivants en tout. Il y aurait donc eu une vingtaine de marins qui auraient été capturés à terre lors de leur débarquement avec le capitaine. Cela fait une grosse troupe pour une simple rencontre commerciale du capitaine avec un intermédiaire. Ou bien le capitaine n'avait pas confiance dans son intermédiaire espagnol à terre, ce qui renforce l'idée d'un commerce interlope, voire d'un coup de force, ou bien l'effectif resté et capturé à bord était en fait plus important que ce que les marins capturés à terre ont avoué au gouverneur (dix).

 

17 La Casa de Contratación est l'administration coloniale espagnole, établie à cette époque à Séville. Administration gigantesque pour l'époque, elle comprenait notamment un tribunal qui avait regard sur tout ce qui touchait les Indes occidentales : conflits commerciaux, questions criminelles et civiles. De ce fait la Casa de Contratación avait sa propre prison.

 

18 Si l'on reprend le calcul, sur les 25 Français capturés, une partie (environ 6, semblerait-t-il) est morte au travail, une autre partie (une autre demi-douzaine) a été engagée de force sur des navires espagnols (« mariniers dens ces navires par deça »), et 13 ont été envoyés prisonniers à Séville. Sur ces 13, 8 sont morts et il n'en reste que 5, qui écrivent cette lettre. On voit que les deux tiers des membres de l'expédition (sans doute guère plus de 30 personnes à l'origine) sont morts.

 

19 Au début du document il est dit que le navire a quitté Le Havre il y a quatre ans et demi. Ici on mentionne trois ans et demi de prison. Soit il s'agit d'une erreur, soit le document ne prend en compte que le temps de prison en Espagne-même (il y aurait donc un an de travaux forcés à Cuba ?), soit le navire a commercé aux Antilles pendant une bonne année avant d'être capturé. Le voyage en lui-même ne prenait qu'entre 15 jours et un mois (selon le navire, les vents, etc.). Rappelons qu'à l'époque la colonisation française aux Antilles n'a pas commencé, et qu'il n'y a pas de points de chute français dans ces mers autre que clandestins... c'est-à-dire, pour les Espagnols, flibustiers.

 

20 A priori pas de lien avec la famille du fameux poète, où aucun Michel du Bellay n'est répertorié en vie vers 1607.

 


Bibliographie

  • BARREY Philippe, Les origines de la colonisation française aux Antilles : la Compagnie des Indes occidentales, Le Havre : Micaux, 1918.

  • DUCLOT Jean-François, SAIGNAC Jean-Pierre, Les Jaubert de Barrault : l'ascension d'une famille noble de l'Entre-Deux-Mers : des guerres de religion à la Fronde, 1550-1655, [s. l.] : Comité de liaison Entre-Deux-Mers, 1993.

  • HUGON Alain, Au service du Roi Catholique : « honorables ambassadeurs » et « divins espions » : représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid : Casa de Velázquez, 2004 (rééd. 2017).

  • POIRSON Auguste Poirson, Histoire du règne de Henri IV, tome 3, Paris : Didier, 1866.

Nova orbis terrarum geografica ac hydrogra[phica] tabula ex optimis in hoc opere auctoribus desumpta

 

(détail ; carte marine, manuscrit collé sur vélin, 1610 ; Bibliothèque nationale de France, cote IFN-5901168, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55007078k/f1.item)


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