Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Lettre, avec chiffre et déchiffrement, de Jean de Montluc, maréchal de Balagny, au duc de Nevers. 24 août 1595

Bibliothèque nationale de France, cote Français 3993, pages 255-255v.

Manuscrit original numérisé sur :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9059229n/f271.item




Siège de Cambrai, août 1595. Un appel au secours en code

 

Profitant des troubles suscités par le soulèvement des Pays-Bas et les guerres de religion françaises, plusieurs aventuriers successifs font main basse sur Cambrai après 1570. Ils en chassent le pouvoir légitime (l'archevêque Louis de Berlaymont) et essayent de s'en faire reconnaître prince souverain ou d'offrir la ville à la France, selon les occasions.

Le dernier usurpateur en date, Jean de Montluc de Balagny (c. 1545-1603), arrive en 1593 à ses fins : Henri IV le reconnaît prince (et gouverneur) de Cambrai sous la souveraineté de la France et il lui attribue le bâton de maréchal de France. Le traité de protection est signé par le roi alors à Dieppe le 29 novembre 1593. Balagny se place ainsi opportunément sur les rangs des différents ralliements à Henri IV, qui vient d'abjurer le protestantisme (25 juillet 1593). Henri IV fait plus encore en venant à Cambrai en août 1594.

Mais la lutte du Béarnais contre la Ligue continue et en janvier 1595 il déclare la guerre à l'Espagne, alliée de la Ligue. Les Espagnols du comte de Fuentès mettent le siège devant Cambrai le 10 août de la même année. Henri IV est alors en Bourgogne, où il remporte la bataille de Fontaine-Française en juin, mais dans le nord de la France ses armées sont à la peine. Notamment celle commandée en Picardie par le duc de Nevers que Balagny appelle au secours, mais qui manque d'hommes.

A la date de notre document, le duc de Nevers a déjà pourtant répondu aux alarmes de Balagny : vers le 16 août, le propre fils de Nevers, le jeune duc de Rethel1, parvient à entrer dans la ville avec environ 500 cavaliers. Ils sont suivis à une date indéterminée (septembre 1595 ?) d'une autre troupe comparable, commandée par le sieur de Vicq. Balagny a besoin d'hommes pour résister à l'ennemi, mais surtout pour mieux contrôler les bourgeois de Cambrai, lassés de sa tyrannie : le 2 octobre, ils ouvrent la ville aux Espagnols et contraignent Balagny à se réfugier dans la citadelle. Les stocks de vivre n'y étant pas assez importants, il capitule le 8 octobre, obtenant de Fuentès de pouvoir sortir de la ville avec ses troupes libres et avec leurs armes.

La lettre est dans un recueil de documents du duc de Nevers. Elle est donc parvenue à son destinataire et a été déchiffrée par son secrétariat à l'armée. On voit les lignes chiffrées avec le déchiffrement en interligne supérieure. Elle est un exemple militaire des lettres chiffrées du XVIe siècle qui sont restées assez nombreuses dans les archives. Différents types de codes sont utilisés, mais celui de Balagny est un code alphabétique très simple, un signe codé correspondant à une lettre. On peut le reconstituer facilement en le comparant au déchiffrage fait au-dessus de chaque mot sur le document. Dans la transcription, nous faisons apparaître en rouge le passage chiffré/déchiffré.

 

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A Monseigneur,

Monseigneur le duc de Nivernois

 

Monseigneur,

nous n'avons eu de voz nouvelles depuis v ou vi jours que par Monsieur Tallon, et ne2 vous avons mandé des nostre depuis avant hier au soir par le cappitaine Patté que j'espere sera arrivé seurement jusques à vous.

 Hier, sur les 4 heures après midy, quelques trouppes de l'armee des ennemis deslogerrent3 de la Follie4 et de leurs autres premiers logis, amenans une partie de leur canon à Niergny5. Ce jourd'huy, tout le reste est deslogé de leursdits premiers logis de dela la riviere, ont bruslé toutes leurs huttes et se sont venus camper à Escaudeuvre6 ayans faict une fors grande teste7 au deça dans ung vallon à la portee d'un mousquet de ceste citadelle, où ilz sont si couvertz que le canon ne les y peult offencer. Et Laberquerie8 les y ayant esté recongnoistre a esté blessé d'une harquebusade dont les cirurgiens9 tiennent qu'il mourra ceste nuit. Le parc de leurs canons et munitions10 est auprès dudit Escaudeuvre. Et touteffois en ont avancé quelques pieces plus près de nous pour les loger comme je croy sur un cavallier11 qu'ilz esleveront ceste nuit. Le prince de Chimay12 est demeuré logé à Niergny avec une bonne troupe où il faict continuer son feu, les autres de dela l'eaue constans semblablement en deffences. Ilz ne perdent poinct une heure de temps. Et croy que ceste nuit ilz commenceront à faire leurs approches pour nous hatter bien fort, l'apparence estant qu'ilz veullent battre13 la citadelle et la ville par l'endroict où elles se conjoignent ensemble.

Nous avons extremement besoing d'homes14, tant pour deffandre le dedans que pour garder nos ravelins15 et contrescarpes16, qui me faict vous supplier très humblement, Monseigneur, d'y voulloir promptement pourvoir, car il en est temps.

Et faictes moy cest honneur de croire que nous ferons tout ce que des gens de bien peuvent faire, et que je seray pour jamais,

 

Monseigneur,

 

Vostre très humble serviteur,

[signature] de Monluc

 

Ce xxiiiie d'aoust 1595

 

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Notes

 

1 Charles Gonzague, dit Charles Ier de Mantoue (1580-1637). Cette même année, par la mort de son père en octobre, il devient duc de Nevers.

 

2 Sic. Lire « n(ou)s » est plus conforme à la logique de la phrase mais cette forme est rare et il n'y a pas de signe d'abréviation : nous penchons donc plutôt pour une erreur du rédacteur du message.

 

3 On peut voir à première lecture « deslogairent », mais « deslogerrent » est une autre lecture possible et bien entendu bien moins fautive.

 

4 Maison de plaisance située au sud-ouest de Cambrai près de Cantaing-sur-Escaut et Fontaine-Notre-Dame.

 

5 Niergnies, au sud-est de Cambrai.

 

6 Forteresse sur l'Escaut, au nord-est de Cambrai, construite par Charles Quint. Aujourd'hui Escaudoeuvres.

 

7 Ayant poussé une reconnaissance.

 

8 Capitaine français blessé et mort à Cambrai.

 

9 A première lecture on peut voir « crourgiens » ou « ciourgiens », si l'on veut à toute force que le rédacteur ait quelques problèmes d'écriture ou de vocabulaire. Le « h » de « chirurgien » est quoi qu'il en soit absent.

 

10 Le parc d'artillerie est le lieu où sont entreposés le matériel d'artillerie et les munitions.

 

11 Position élevée pour placer de l'artillerie. Du côté des assiégeants le cavalier peut être un peu en avant de leurs travaux d'approche pour les protéger.

 

12 Philippe III de Croÿ (1526-1595), duc d'Aerschot, prince de Chimay, comte de Beaumont, etc. Il est le père de Charles III de Croÿ des fameux Albums de Croÿ. La famille de Croÿ a donné trois évêques à la ville de Cambrai dans le premier XVIe siècle (avant que Cambrai ne devienne archevêché).

 

13 Canonner.

 

14 Le mot crypté contient bien deux « M » mais pas le déchiffrement.

 

15 Ouvrage de défense avancé, en forme de coin, pour défendre une porte par exemple. Plus connu en poliorcétique sous le nom de demi-lune.

 

16 Partie extérieure du fossé.


 

 

 

Gravure espagnole représentant le siège de Cambrai en 1595. Le maréchal de Balagny quitte la ville toutes bannières déployées au nord, tandis que s'avance le comte de Fuentès le long de l'Escaut au sud-ouest

 

(gravure à l'eau forte, Bibliothèque nationale, département Estampes et photographie, RESERVE FOL-QB-201 (11), https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8401078b/f1.item).


 

 

Croquis des emplacements des camps espagnols au sud de Cambrai. On y voit les ponts jetés sur l'Escaut, le camp principal fortifié de Fuentès à La Follie près du fleuve et à droite le camp du prince de Chimay à Niergnies

 

(encre sur papier, Bibliothèque nationale, cote Français 3993, page 247v, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9059229n/f264.item).


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Bibliographie

  • [Anonyme], Retour de la domination espagnole à Cambrai : siège de 1595 par le comte de Fuentès, mémorial journalier de ce qui est arrivé tant dans la ville qu'au dehors, manuscrit inédit d'un moine de l'abbaye St-Sépulchre receuilli par Madame Clément, née Hémery, Cambrai : J. Chanson, 1840.

  • BOULY DE LESDAIN, Eugène, Histoire de Cambrai et du Cambrésis, 1841-1847.
  • TRENARD, Louis (dir.), Histoire de Cambrai, Lille : Presses universitaires de Lille, 1982.