Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

14 octobre 2023

Lettre anonyme au roi, [automne 1588].

Bibliothèque nationale, cote Dupuy 61, page 61.

 

Manuscrit original numérisé sur :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b103164206/f131.item

 

 

Galéasse de l'Invincible Armada

(allégorie, détail du tableau du National Maritime Museum de Greenwich. Ecole anglaise du XVIe siècle. Huile sur panneaux)

 



Un pilote du Havre aide un navire de l'Invincible Armada espagnole

 

En 1588, le roi d'Espagne Philippe II lance contre l'Angleterre son Invincible Armada. Cette gigantesque flotte n'a d'invincible que le nom, car elle est grignotée puis détruite par les corsaires anglais, les tempêtes, les bancs de sable et les écueils de la Manche et des mers du Nord, d'Ecosse et d'Irlande. Quelques navires réussissent à échapper au désastre et à rentrer en Espagne, comme celui dont il est fait mention ici, une galéasse1 dont on connaît par ailleurs le nom : la Zuñiga2.

Le document émane d'un agent3 de Henri IV sans doute basé à La Rochelle, dont dépend l'île de Ré. C'est là qu'est arrêté un pilote du Havre qui a aidé l'Invincible Armada espagnole et qui se répand dans l'île en propos contre Henri IV. Or, à la différence du Havre dont le gouverneur4 s'est prononcé pour la Ligue, La Rochelle, bastion protestant et base opérationnelle de Henri IV lors des guerres de religion, est favorable au roi au panache blanc. Le pauvre pilote est donc mal tombé et il est lourdement puni.

Le document est daté d'octobre 1589 au catalogue de la BNF mais c'est manifestement une confusion avec la lettre qui le suit dans le recueil. La nôtre ne porte aucune date mais d'après son contenu elle est d'une période comprise entre octobre et fin décembre 1588.

 

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Sire,

 

j'ay pancé mon debvoir estre de vous advertir que le gouverneur du Havre de Grace a ranvoyé en Espaigne une grande galliace, qui s'estoit eschouee audit lieu lorsque l'armee dudit Espaigne voullut forcer l'Angleterre, par ung pillotte5 dudit Havre, lequel lequel6 à son retour auroit dessandu en l'isle de Ré où il auroit dict et proferé quelques [propos contre]7 Vostre Magesté, voulant faire croire au peulple [sic] de ladite isle que la Couronne apartenoit plustost à ceulx de Lorrayne8 que à Vostre Magesté, pour raizon de quoy il auroit esté prins par moy, son proces faict et par son interrogatoire auroit dict que le roy d'Espaigne [lettre biffée] armoit quelques vesseaulx contre pour envoyer au Havre de Grace et en Angleterre9, pour raizon de quoy sondict proces parfaict10 il a esté [lettres biffées] condampné à faire amande honorable par cette ville neu11 en chemyze, la torche au poing, la hart au col12 et fustigué13 par toute l'isle de Ré.

Ledict pillotte avoict quelques pacquetz qui ne meritoient vous estre envoyés et ont esté mis entre les mains de monsieur [lettres biffées] Dupin14.

 

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Notes

 

1 La galéace ou galéasse est un navire comparable aux galères (présence de rameurs), mais plus gros et plus lourd que celles-ci (trois mâts au lieu d'un, et considérablement plus d'artillerie). Ces caractéristiques limitent les possibilités du fonctionnement à la rame, qui reste occasionnel. Fonctionnant avec des voiles latines comme les galères en Méditerranée, les galéasses recourent en grande partie à la voile carrée si elles doivent comme ici naviguer dans l'Atlantique. Les galéasses de l'Armada ont impressionné les Anglais qui connaissaient peu ce type de navire, mais elles n'auraient été que quatre (toutes napolitaines) alors que l'Armada comptait quelques 130 navires. La galéasse de notre illustration du National Maritime Museum de Greenwich arbore les armes papales car le navire montré ici est une allégorie (thème de la nef des fous si l'on observe bien les personnages à bord) par laquelle l'Angleterre protestante de la reine Elisabeth veut se moquer du projet démesuré des Espagnols autant que du pape qui l'a béni. L'image est cependant contemporaine des événements et reflète donc sans doute assez bien ce qu'étaient ces galéasses. La présence de huniers, possible mais assez improbable sur une galéasse, reste cependant assez étrange.

 

2 On sait qu'une des galéasses de l'Armada, la Zúñiga, dont le gouvernail a été endommagé, se réfugie au Havre et repart ensuite pour l'Espagne. C'est sans doute la galéasse de notre document. Ce nom est un toponyme et un nom de famille d'origine basque, qui fait partie des titres du chef de l'Invincible Armada, le duc de Medina Sidonia, Alonso Pérez de Guzmán el Bueno... y Zúñiga.

 

3 Le document n'est pas signé. S'il émanait d'un officier de justice de La Rochelle, on ne voit pas pourquoi il référerait d'une si petite affaire au roi. Et sans signer, alors qu'on y voit le zèle en faveur de Henri IV. Il s'agit simplement d'un informateur privé, lettré mais de peu d'importance et d'un rang social intermédiaire.

 

4 André de Brancas, marquis de Villars. Il est alors du côté de la Ligue et donc favorable aux Espagnols, comme on le voit avec l'aide apportée au navire échoué.

 

5 Le pilote assiste le capitaine d'un navire en matière de navigation. Ce rôle est essentiel à une époque où les bonnes cartes manquent et où l'expérience humaine des différentes voies maritimes, côtes et accès portuaires, est déterminante. Les capitaines de navires de guerre n'étaient par ailleurs pas toujours des marins, notamment dans la marine espagnole. La nationalité des pilotes importait peu pour être employé, mais en principe il est évident qu'un pilote normand connaît mieux la Manche et cette partie de l'Atlantique qu'un pilote castillan. Notre document semble indiquer que le pilote a été donné au navire espagnol par le gouverneur du Havre pour guider son retour jusqu'en Espagne, et ce ne serait qu'à son retour au Havre par d'autres moyens que le pilote serait descendu à l'île de Ré. Mais ce pilote peut très bien avoir accompagné la flotte depuis plus d'un an comme d'autres. On sait en effet que le chef de l'Armada, le duc de Medina Sidonia, qui se son propre aveu ne connaissait rien à la mer, était conseillé par un pilote français. Il y en avait sans doute sur d'autres navires de la flotte.

 

6 Le mot est biffé sur le manuscrit, puis réécrit au début de la ligne suivante.

 

7 La numérisation du document ne fait pas apparaître clairement cette partie du document, plié ou peut-être coupé à cet endroit. Les deux mots que nous plaçons ici ne font cependant guère de doute.

 

8 « Ceulx de Lorrayne » : la famille des Guise, chefs de la Ligue catholique opposée à Henri IV. Le duc de Guise et le cardinal de Lorraine sont exécutés sur ordre du roi Henri III le 23 décembre 1588, ne laissant que leur frère le duc de Mayenne pour défendre la cause familiale. Puisque la lettre parle ainsi des Guise au pluriel sans faire référence à cette exécution, ressentie à l'époque comme un événement majeur, on peut fortement présumer qu'elle est antérieure au 23 décembre 1588, ou du moins à l'annonce de l'exécution à La Rochelle.

 

9 L'Espagne retente l'invasion par mer mais en 1595 et 1597. En mai 1589 une contre-attaque de la flotte anglaise sur le port espagnol de La Corogne est un semi-échec mais démontre que l'Espagne n'est pas à l'abri. Le fait qu'elle ne soit pas mentionnée dans la lettre peut indiquer qu'elle n'est pas rédigée dans ce contexte et qu'elle date bien des derniers mois de 1588 et non de 1589.

 

10 « Parfaict » : clos, terminé.

 

11 « Neu » : nu, à part la chemise qui suit.

 

12 « La hart au col » : la corde autour du cou.

 

13 « Fustigué » : fustigé, fouetté.

 

14 N. Dupin, intendant des finances royales à La Rochelle.


Bibliographie

  • Ken DOUGLAS, The downfall of the Spanish Armada in Ireland, Gill & Macmillan, 2010.

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L'Armada de 1588 selon Jan Luyken (1649-1712). Le graveur, cent ans après l'événement, multiple le nombre des galéasses, au-delà des seules quatre galéasses connues sur 130 navires.