Transcription de texte ancien et notes par Manuscrit & Esperluette

Provission sur la restitution d'un navire et marchandise estans en iccell. depredees à ung Venicien par aucuns Normans. 15 juin 1538.

Bibliothèque nationale de France, cote Dupuy 273, pages 92-93.

 

Manuscrit original numérisé en ligne :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b100367473/f96.item

 

 

 

 

 

 

Portrait présumé de Jean Ango, probablement peint vers 1514.

 

(Maître des Heures Ango, Miniature sur parchemin des Heures de la famille Ango, Bibliothèque nationale, NAL 392 - détail)



Jean Ango reçoit de François Ier les pleins pouvoirs de justice pour un navire vénitien capturé par des pirates normands

 

Dans la première moitié du XVIe siècle, Dieppe est le port le plus important du royaume de France. Y domine la figure de Jean Ango (1480-1551), dont les Dieppois connaissent encore le nom. Ce richissime armateur du règne de François Ier et Henri II joue un rôle considérable dans la découverte du monde par la France de la Renaissance. Capable de mettre une flotte entière au service de François Ier, il mène avec la bienveillance du roi une petite guerre privée aux Espagnols mais surtout aux Portugais, attaquant partout les navires et les comptoirs de ces derniers.

En 1538 cependant les temps changent. La Fance cherche l'apaisement et il est temps pour Ango de se consacrer plus à son rôle de vicomte de Dieppe et de lieutenant de l'amiral de France Philippe Chabot qu'à « la course déchaînée »1. François Ier lui demande ici de régler un problème manifeste de piraterie, une activité que les Normands ont activement pratiquée dans les années précédentes... plus ou moins encouragés par Jean Ango.

Ils l'ont peut-être un peu trop pratiquée. Et sans être toujours très regardant sur l'appartenance des navires à tel ou tel pays, prince ou cité. Les guerres sont si fréquentes et les proies parfois si tentantes... Un navire vénitien, transportant une riche cargaison de soieries et passant en Manche, en a fait les frais. L'ambassadeur de Venise s'en est plaint au roi. Or, si Venise n'est plus exactement l'important allié qui permit à François Ier de remporter la bataille de Marignan, le roi de France cherche en 1538 à ménager la Sérénissime comme les autres minces appuis qui lui restent en Italie, en ces temps de négociations à Nice avec Charles Quint et le pape Paul III.

 Même avec toute la meilleure bonne volonté du monde, le roi de France, comme souvent à cette époque en pareil cas, a bien du mal à faire appréhender les coupables de déprédations en mer, et à faire justice aux marchands lésés.Il s'en remet, avec pleins pouvoirs, à Jean Ango, dont c'est le rôle en vertu des charges qu'il a reçues après une vie consacrée à courir la fortune des mers (et beaucoup d'argent prêté au roi).

 Mais qui peut savoir si les Normands qui ont attaqué le vaisseau vénitien (puis ont disparu dans la nature) ne sont pas d'anciens compagnons d'Ango, du temps où il lançait ses vaisseaux et ses capitaines à l'assaut de toutes les richesses du monde .

 

(Le document est extrait d'un registre de copies de décisions royales qui date du XVIe siècle. Le texte a été mis en paragraphes pour en faciliter la lecture).

 

⸎⸎⸎⸎⸎

 

Provission2 sur la restitution d'un navire et marchandise estans en iccell. depredees à ung Venicien par aucuns Normans

 

François, à nostre cher et bien amé Jehan Ango, cappitaine et viconte de Dieppe, salut. L'ambassadeur de nos très chers et grans amis, confederez3 et alliez les duc4 et seigneurye de Venise residant aupres de nous5 nous a dict et remonstré que contre et au prejudice de l'amityé, alliance et confederation qui est entre nous et lesd. duc et seigneurie et noz subgectz respectivement d'une part et d'aultre dont la seureté et liberté tant par mer que par terre en corps et en biens doibt estre reciprocque, aulcuns de noz subgectz de Normandye estans sur navires et vaisseaulx armez et ecquypez en guerre auroyent au mois de mars dernier passé prins et deppredé ung navire et vaisseau appartenans à Jacomo Corner et ses freres6, subgectz de lad. seigneurye de Venize, ainsy que led. navire chargé de satins frizés7 et autres biens et marchandises de grande valleur et estimation se retiroyt pour entrer en ung port du royaulme d'Angleterre en enfreignant lad. amytyé, alliance et confederation.

Et combien que dès lors nous eust esté faicte semblable remonstrance, complaincte et doleance par led. ambassadeur, sur laquelle vous eussions par deulx fois escript et mandé, ensemble8 à noz officiers en l'admiraulté de France faire prendre, saisir et arrester led. navire, biens, denrees et marchandises estans dedans, et le tout faire rendre et restituer ausd. Venizians avec despens, dommaiges et interestz, neantmoings il n'en a esté faict aulcune dilligence, et à faulte de ce, et pour avoir tenu la chose en longueur sans y donner l'expedition de justice requise et necessaire, auroyent les deppredateurs eu le loysir de disposer à leur prouffict et volumpté desd. denrees, marchandises et choses dont estoit chargé led. navire, tellement que9 de present ne s'en peult riens recouvrer.

Joinct que lesd. deppredateurs se sont renduz fugitifz et absens lorsqu'ilz devoyent estre saisiz et apprehandez au corps pour respondre et faire reparation de leur meffect. Lequel, par ce moyen demeure impugny, au tres grant interest, prejudice et dommaige desd. subgectz veniziens noz alliez et confederez, qui nous ont faict derechef supplier et requerir par led. ambassadeur leur voulloir sur ce pourveoyr de remedde convenable. Pour ce est-il que nous, les choses dessusd. considerees, voulans subvenir et aider à iceulx subgectz venisiens et les bien et favorablement traicter tout ainsy que les nostres propres pour le debvoir de ladicte amityé, alliance et confederation commune d'entre nous et leurd. seigneurye, nous mandons et commectons par ses presentes que [soient] prins par devers vous les proceddures et informations faictes en ceste matiere.

S'il vous appert de lad. deppredation faicte par nosd. subgectz sur lesd. Venisiens contre l'observation de lad. amityé, alliance et confederation d'entre nous, vous en ce cas faictes ledict navire, biens, denrees et marchandises deppredez rendre et restituer à iceulx Venisiens s'ilz sont en nature de chose, sinon la juste valleur et estimation. Ensemble, tous les despens, dommaiges et interestz par eulx euz, souffertz, soustenuz et supportez, et qu'ilz pourront avoir [à] souffrir, soustenir et supporter au moyen de ladicte deppredation en contraignant à ce faire et souffrir lesd. deppredateurs, compaignons, cappitaines desdictz navires qui ont faict lad. deppredation, advitalleurs et carsonniers10 d'icelluy, et tous autres que besoing sera et qui pour ce feront [sic]11 à contraindre et chacun d'eulx seul et pour le tout, sauf leur recours de l'ung à l'aultre ainsy qu'il appartiendra par prinse et saisissement de leurs biens, vente et exploitation d'iceulx, detention, arrest et emprisonnement de leurs personnes, et par touttes autres voyes et manieres deues et raisonnables.

Et en cas de debat, opposition, reffuz ou delay lesdictz navire, biens, denrrees et marchandises, au cas dessusd. premierement et avant toutte œuvre rendues et restituees ausd. Venisiens deppredez faictes et administrez aux parties oyr raison et justice. Et neantmoings contre ceulx que trouverez infracteurs desd. amityé, alliance, et confederation, proceddez ou faictes procedder par prinse de corps, saisyssement de biens, adjournementz personnelz12 par devant vous à troys briefz jours, sur peyne de bannissement selon l'exigence des cas, et en faictes faire la justice, pugnition et correction telle que ce soyt exemple à tous autres.

Car de toutte ceste matiere et circonstance et deppendance d'icell. vous avons par ces presentes de nostre propre mouvement certaine science, plaine puissance et auctorité royal, commis et attribué, comectons et attribuons la congnoissance, jugement et decision, et icelle interdicte et deffendue, interdisons et deffendons à tous autres par cesd. presentes, appellant avec vous touteffois aud. jugement nombre suffisant de bons et experimentez praticiens et advocatz fameulx. De ce faire vous avons donné et donnons plain pouvoir, puissance, auctorité, commission et mandement especial, nonobstant oppositions ou appellations quelzconques, pour lesquelles ne voullons par vous en ce que dessus estre differé, mandons et commandons à tous noz justiciers, offoiciers [sic] et subgectz que à vous en ce faisant soit obey. Ensemble au premier nostre huissier ou sergent, auquel pareillement nous donnons pouvoir et mandemant especial de faire tous les exploictz de justice13 qui en cest endroict seront requis et necessaires, prestent et donnent conseil, confort14, aide et prisons sy mestier15 est et requis en sont. Donné à Villeneufve en Prouvence16, le quinzeme jour de juing 1538.

 

⸎⸎⸎⸎⸎

 

Notes

 

1 Expression de l'historien de la marine Charles Bourel de La Roncière pour caractériser la période dieppoise d'avant 1538.

 

2 « Provission » : pour « provision », dans le sens de pourvoir à un problème, d'y remédier. Ne pas confondre avec les lettres de provision (d'office), qui nomment à un office que son titulaire a acheté. Ici, Ango reçoit des pleins pouvoirs pour régler un problème particulier, mais il ne reçoit pas d'office, de fonction ou de titre supplémentaire.

 

3 « Confédérés » : simple équivalent de « allié », qu'il y ait ou non un traité (foedus) d'alliance, mais chacun gardant pleine souveraineté. Les Vénitiens ont en effet été des alliés notables de François Ier (qu'on songe à la phase finale de Marignan), mais c'est déjà de l'histoire ancienne en 1538. François Ier joue en fait un jeu ambigu avec Venise, mais en 1538 les jeux d'alliance dans la lutte de la France en Italie et contre Charles Quint sont dans une phase d'apaisement tandis que Venise s'allie avec le pape et Charles Quint dans la Sainte Ligue pour tenter de contrer la menace turque.

 

4 « Duc » : le doge. En parlant de « duc et seigneurie », le roi de France prend en compte les institutions politiques de Venise, où le doge ne gouverne pas seul mais avec le sénat de la République de Venise.

 

5 L'habitude des ambassadeurs résidents auprès des différents princes d'Europe n'est pas encore bien prise dans cette première moitié du XVIe siècle. Les ambassadeurs vénitiens sont parmi les premiers à la créer, mais en 1538 il n'y a pas encore d'ambassade à proprement parler « permanente ». Du moins y a t-il bien un ambassadeur résident de Venise auprès du roi de France en juin 1538, même pour peu de temps : Cristoforo Capello. Mais en raison des rencontres de Nice cette année-là entre roi de France, pape et empereur, il y a bien d'autres représentants ordinaires ou extraordinaires de la Sérénissime sur les lieux. Dont un Marco Antonio Corner, ambassadeur extraordinaire auprès du congrès de Nice, qui porte le même nom que le principal marchand lésé dans la présente affaire, Giacomo Corner, et peut avoir contribué à faire valoir les intérêts de la famille Corner auprès de Cristoforo Capello.

 

6 Les Corner (Cornaro) sont une illustre famille vénitienne, dont les membres ont surtout des intérêts en Méditerranée orientale (Chypre et Crète) depuis des siècles. Il s'agit sans doute ici du Giacomo Corner (1483-1542) neveu de Catarina Corner, dernière reine de Chypre, qui abdiqua en faveur de la République. Il semble qu'en 1538 il a au minimum 3 frères, dont un cardinal. Un autre frère, Marco, cardinal également, meurt en 1524 et ne peut donc être le « Marc(-Antoine) Corner » ambassadeur à Nice de la note précédente. Giacomo Corner n'est pas l'aîné de la fratrie. Après avoir exercé des fonctions d'aministrateurs dans les domaines continentaux de Venise (capitaine de Vérone, puis de Padoue, etc.), il est procurateur de Saint-Marc à partir de 1537.

 

7 « Satin » : le satin est un mode de tissage et non une matière, mais au XVIe siècle on peut estimer que le satin était composé en fils de soie et non de coton. Il s'agit donc d'un produit de grand prix. Au-delà de la matière, il peut y avoir différent types de satin, mais nous n'avons pas trouvé ce que pourrait désigner précisément le satin « frizé ». Peut-être ne s'agit-il pas de satin à proprement parler mais de ce que l'on appelle aujourd'hui faille de soie, autre type de textile qui peut parfois avoir un aspect satiné ; cela ne change sans doute cependant pas beaucoup la valeur que peuvent avoir ces étoffes à l'époque.

 

8 « Ensemble » : en même temps que.

 

9 « Tellement que » : de telle manière que.

 

10 « Carsonnier » : pour « quarsonnier », « quartier-maître ».

 

11 « Feront » : erreur manifeste du copiste dans le registre ; « seront » serait plus approprié.

 

12 « Ajournements personnels » : assignation en justice à un jour déterminé.

 

13 « Exploit de justice » : acte de procédure rédigé et signé par un représentant de la justice du roi.

 

14 « Confort » : ici, « aide », « soutien ».

 

15 « Mestier » : ici, « besoin », « nécessité ».

 

16 « Villeneuve en Provence » : Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes), où réside François Ier presque tout le mois de juin 1538 pour sa rencontre à Nice avec Charles Quint et le pape Paul III.



Bibliographie

  • BOUREL DE LA RONCIERE, Charles, Histoire de la Marine française, t. III, Les guerres d'Italie, liberté des mers, Paris, Plon, 1900.
  • GULLINO, Giuseppe, Dizionario biografico degli Italiani, vol. 29, 1983.

  • MOLLAT DU JOURDIN, Michel, « De la piraterie sauvage à la course réglementée (XIVe-XVe siècles) », Mélanges de l’Ecole Française de Rome, Moyen Age, Temps Modernes, t. 87, no 1, 1975, p. 7. En ligne sur : https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1975_num_87_1_2322.


Indexation générale

#JeanAngo(1480-1551)

#HistoiredeDieppe

#Histoiredelajusticemaritime

#PiraterieauXVIesiècle

#NavigationVenise

#CommercevénitienXVIesiècle